dimanche 10 février 2008

Chapitre LX

Pour la troisième fois en une semaine, l’idée de la mort en eau profonde avec laquelle il s’amusait à jouer depuis si longtemps cesse de l’intéresser.
— Cette connivence venait-elle vraiment de Dieu ? Ou n’était-elle qu’une folie ? Et Matthieu, l’évangéliste à la meule d’âne, n’est-il pas, après tout, qu’un mauvais serviteur. Celui qui n’a rien compris à la nouvelle écriture.
« A-t-on idée de faire transiter de telles cruautés à travers tant de siècles. Où se trouve le vrai scandale ? Avec la mort il n’y a pas de complicité. Voilà le hic. Si je n’y prends garde, la littérature serait, elle aussi, capable de me trahir.
Il crie à pleins poumons.
— Dois-je renoncer ?


Une nouvelle bourrasque envahit la maison.

— Oui, oui ! dit Létitia. Renoncez ! Et réchauffez-nous. Nous avons cru périr sous les rafales. Impossible de rentrer à la bergerie. Nous sommes trempés. Gelés, affamés. Le zodiac nous a échappé. Il dérive. Nous vous en trouverons un autre.
Jabicus, derrière elle, luttant contre le vent, a toutes les peines du monde à repousser la porte d’entrée.
— L’hospitalité jusqu’à demain matin, dit-il, est-ce possible ?
— Et nous bavarderons, dit Létitia.Vous nous redirez cette histoire de la petite fille aux tresses. Ou en socquettes. Je ne sais plus. En attendant votre départ.
— Quoi ? dit Jabicus, il nous quitte...
— Je l’ai vu dans les cartes. Mais il reviendra. Ne serait-ce que pour mieux comprendre Fidèle de Sigmaringen.

FIN


ISBN : 978-2-9528650-3-6
EAN : 9782952865036

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Chapitre LIX


Sous la pluie qui le transperce, pataugeant dans l’écume des vagues, Markus cherche son zodiac. Il s’inquiète. S’impatiente. Se calme.
— Et puis quoi ! De toutes façons, je ne pourrais pas sortir sur cette mer démontée. La Folie Tristan ne tiendrait pas cinq minutes.
« Au prochain soleil, le premier pêcheur de langoustes me ramènerait dans ses casiers. Alors quel spectacle ! Surtout pour un type comme moi qui ne veut déranger personne en disparaissant.


Le souvenir des vieux bergers qui dégringolent au fond des précipices calme son amertume. Il sait que ces gens-là ne s’égarent pas sans raison.

Avec application, à chaque touffe d’herbe, ils cherchent comment abréger leur appréhension de l’attente. Une fois prêts, d’un coup de jarret, ils bondissent et se laissent avaler par les gouffres. A moins qu’il ne préfèrent un faux-pas.
— Ils inventent une sagesse. Certains disent une philosophie. Je n’ai pas cette chance. Ni ce pouvoir. Encore moins leur force de caractère. D’autant plus que je ne sais toujours pas où rendre l’âme. Pâques, cette année, ne m’aura donc donné aucun moment propice.


Markus cherche sa clé sous la pierre.

— Quelqu’un est venu.
Létitia et Jabicus ont laissé un mot sur son bureau. Il s’efforce de lire.
— Voilà bien l’écriture d’un médecin.
Il prend une loupe. Déchiffre ce qu’il peut.
— Je vous promets, écrit Jabicus, d’acheter les oeuvres d’Empédocle. Encore faut-il que je les trouve. Volcan ou pas, si dans huit jours vous n’êtes pas revenu, je fais construire votre cénotaphe. Celui que j’ai dessiné.
« Le Père gardien le bénira. Nous ferons une partie de campagne. Létitia pense comme moi. A l’occasion, elle viendra s’asseoir sous les figuiers. Apportera un bouquet. Le ciel se couvre. Nous rentrons chez nous. A toute vitesse. Devant la tempête. Avec votre bateau.
— Il a fait deux fautes d’orthographe.


Markus retourne la feuille. Prend un crayon.
— Trouver le nom de celui qui ne voulait pas sortir de sa voiture pour admirer les paysages. Sans doute s’efforçait-il d’écrire afin de ne pas mourir trop vite. Lui aussi.
Markus hausse les épaules. Chiffonne le papier.
— Au fond, je m’en fiche.
Il baille et s’étire. Quatre exercices d’assouplissement. Ses phalanges, ses poignets répondent. Aucune crampe, non plus, ne paralyse son esprit.
Durant ces quelques jours, il n’a peut-être pas trouvé ce qu’il cherchait. Mais la vie, tout à coup, lui semble encore débordante de fantaisie.
La semaine sainte vient de glisser entre ses doigts. Il n’en sait pas davantage sur les dernières pensées de Fidèle. Sa vision de l’au-delà. Sur son hypothétique lignée et le suicide. L’infinie bonté des Capucins.
— La belle affaire ! Ces interrogations ont-elles une si grande importance ?


La pluie redouble. Il ouvre une fenêtre. Tempête installée.

— Je crie aussi fort que toi ! Et tu ne me séduis plus.
La bourrasque l’étreint. L’empêche de fermer ses volets. Alors, il laisse la nuit à la violence de l’eau. Il appuie son front sur les vitres glacées. Regarde la mer en furie. Murmure à son reflet.
— Très bien, j’ai eu tort. Je crie moins fort que toi. Je le reconnais.


Chapitre LVIII


Trajan n’écoute donc pas. Ou confond les siècles. Les calmants sans doute. Peut-être est-il plus sérieusement atteint. Pour la seconde fois en une semaine, Markus a cent ans.
— Aurai-je jamais la force de revenir bavarder avec vous avant mon départ. J’étais allé cherché le tumulte. Les cris du supplice. Je n’ai été saisi que par le sens pratique du pasteur.
« Notez, l’eau de la source est excellente. Il suffirait d’élargir la route. De mettre en bouteilles. Au début, cinquante emplois. A peine.
« Et puis je n’ai plus entendu que le vent. Je me suis lassé. Je n’ai pas déjeuné. Je suis revenu comme l’éclair. La littérature aussi semble m’avoir abandonné. Je risque d’en mourir.
Trajan ferme les yeux.
— En tout cas, moi, j’ai vu la mort. La vraie. La mienne. Perchée dans le platane. Entre des tôles froissées.


Nouvelle averse. Nuit sans lune, évidemment. Markus rentre chez lui. Il tremble de froid. A moins que ce ne soit de peur.
En traversant son jardin sous les embruns, il croise quelques fantômes de son enfance. La peur du noir. La solitude. Des cris d’animaux. Les arbres agités. Les nuages à la course.
La mort qui rôde sur ses rochers ne ressemble plus à la petite fille en socquettes qu’il dessinait. Sous le ciel bas, elle est redevenue, comme sur le zodiac à la dérive, le voleur de l’Apocalypse.
— Elle me glace. Elle semble souffrir. J’aperçois son linceul. Elle le dissimule mal sous les buissons. Je sais maintenant qu’elle prend l’âge de tous ceux qu’elle frôle. Quelle gueule ! Suis-je donc déjà si vieux ?
Markus, un instant, s’attend à ce que le spectre de sa mère surgisse. L’invite à la rejoindre. Au moins à se préparer.
— Tu es le suivant, disait-elle, n’oublie pas.


Pourtant, pendant cette équipée, tout à son obsession des origines et à son attente de fournaise, Markus n’a pas même trouvé une seconde pour aller se recueillir sur la tombe où elle repose depuis quelques heures.
Il regrette de n’être pas allé prier sur ses os rassemblés. De ne pas lui avoir demandé comment des inconnus ont pris soin d’elle. Et pourquoi, à court d’imagination, ils ne l’ont pas lovée dans une jarre.
— J’aurais pu lui expliquer mon éveil à la sexualité. Lorsqu’elle me prenait avec elle dans son bain, autrefois. Ou mon invention de la littérature, lorsqu’elle se moquait de mes premières pages d’écriture.
Markus n’a pas eu, non plus, l’idée de pousser jusqu’à Königstein. Pour retrouver les souffrances de son père. Et le face-à-face, en forteresse, des deux Sigmaringue pendant la guerre, au milieu du siècle dernier. Prisonniers des mêmes cruautés. Des mêmes erreurs. Des mêmes inepties.


Chapitre LVII


Un pasteur apparaît sur le parvis. Dévale jusqu’à la pierre écrite sur laquelle Markus grimpe.
— Ne criez pas si fort. Les miracles que vous cherchez ne sont plus d’ici. Et en montagne, les sources jaillissent où l’on veut.
« Depuis cette affaire de gorge tranchée, l’église est devenue un temple. Nous n’avons pas besoin de saints. Ni de moines martyrs. Le sang, jamais plus. Le dépouillement, la simplicité suffisent.
« Les Capucins ont acheté les trois mottes de terre sur lesquelles leur prédicateur aurait rendu l’âme. Beau geste commercial de notre part. Et pour eux, jolie plus-value en perspective.
« Prenez donc un galet en souvenir. Je ne vous ai rien dit. Je ne vous ai pas vu. Ma femme tient l’auberge après le tournant.
Exaspéré, Markus repart en trombe. Cette promenade chez les Grisons lui a vidé le crâne.
Il attendait une illumination. Un éclair à la Pascal, pour comparer les plaies, mettre les doigts. Il ne rencontre que la paix des animaux au pâturage. La foi du charbonnier calviniste. La certitude des sermons. Celle des comptabilités. Il n’aperçoit même pas un dos de marmotte.
— La simonie a encore de beaux jours. Je commence à comprendre les guerres de religion. Je rentre. Au galop.


En début de soirée, épuisé par cet aller et retour, Markus s’asseoit au chevet de Trajan. De nouveau à l’hôpital après l’accident de voiture.
Markus tapote ses oreillers, borde la couverture.
— Vous cumulez les drames. Mais vous les supportez bien. Tenez ! Voici un cadeau. Un caillou suisse. La sainteté réserve des surprises, m’ont dit les Capucins. J’ai été servi. Je pensais à une foudre. A une fournaise. Je m’attendais à être soulevé de terre par une tornade.
« Un éclat de tibia, une biographie m’avaient enflammé l’âme. Et déjà tout brûlant, j’étais allé me jeter dans le brasier qu’un apocalyptique avait allumé.


Trajan grimace.

— Si vous souhaitez tant souffrir, je vous cède mon lit.
— Il n’y avait pas l’ombre d’une cendre, dit Markus. Mes bras se sont refermés sur le vide. Peut-être ai-je manqué de ferveur.
« Pourtant, vous le savez, sur ma terrasse, j’ai toujours su recréer la frénésie des batailles. L’outrance des morts violentes. Et bougonner, comme l’autre, en promenade, qui restait blotti au fond de sa voiture « J’imagine, j’imagine ! »
« J’aurais dû venir plus tôt prendre de vos nouvelles. Vous m’auriez dissuadé de partir. Croyez-moi, la présence de Fidèle, si elle existe, remplit autant cette chambre d’hôpital que le hameau de Seewis et son canton. Permettez-moi d’ajouter : et que votre plâtre. Donnez, je le signe.
— Heureux Capucins, dit Trajan, à qui l’on prête tant.
— En tout cas, je vais toucher deux mots de mon pèlerinage à leur supérieur. Les cénobites ont parfois cette manie d’envoyer les gens sur des lieux qu’ils ont aseptisés.
« Pourtant, même un futur saint ne meurt pas en silence. Il hurle d’horreur. Enfonce ses ongles. Déchire ce qu’il trouve. Laisse des empreintes. Des creux. Pour des moulages. Une chemise ensanglantée. Pour les bonnes sœurs. Une sandale.
« J’ai seulement appris que Fidèle avait un témoin. Son garde du corps. Le capitaine Colonna de Fels. Si ce maladroit ne s’était pas foulé le pied en trébuchant, il aurait sans doute tiré l’épée. Et défendu son moine. A quoi tient la destinée, je vous le demande.
— Colonna ? dit Trajan. Mais c’est un petit parent. Du côté des femmes. Il est blessé, dites-vous. L’ont-ils mis au même étage que moi ?


Chapitre LVI


Markus, pourtant, s’est bien envolé. Aussi vite que la semaine dernière, lorsqu’il abandonnait le corps de sa mère aux employés municipaux.

Vers le nord, cette fois. Afin de changer de mythologie. Et se perdre dans les brumes. Marcher en forêt. Comparer son existence à celle des autres Sigmaringue. Il a envie de les retrouver. De mettre ses pas dans leurs traces. Il appelle son cousin Lothar.
— Depuis que vous l’avez enivré et déposé dans une brouette, dit sa femme, votre métaphysique de pacotille ne l’a pas lâché. Maintenant il n’écoutera plus vos balivernes. Il se repose. Pour toujours. Il s’est pendu. Viendrez-vous me voir ?
Markus raccroche. Change de cap aussitôt. Et file vers l’Engadine.
— J’aurais quand même dû passer chez elle. Et prendre un morceau de la corde. Je l’aurais offert à Létitia. Cela lui aurait sûrement fait plaisir.


Manettes à fond sur un gros cube loué, il touche le Rhin naissant. Remonte le Danube qui ressemble encore, près de Sigmaringen, à une rivière normande. Traverse le lac de Constance. Longe le Liechtenstein.
A angle droit, chez les Grisons, il s’engouffre dans la vallée du Prätigau. Et prend à droite, côté glaciers.
Coupe-gorge et angoisse. Fracas des chutes d’eau. Chair de poule dans les brises tournantes. Celles des prairies. Celles des sommets. Il monte toujours.
— Des greniers à foin ! S’il vous plaît, pour aller à Seewis ?
— Suivez les épingles à cheveux, dit un paysan. Le bout du monde des montagnes. A pas très loin.
Markus s’arrête enfin dans un sentier. Sous des arbres fruitiers. A un jet de pierre en contrebas de l’église où Fidèle a prêché pour la dernière fois. Un vingt-quatre avril. Il y a presque quatre cents ans. Vers onze heures.
Jument, poulain, prés pentus. Dans n’importe quel ordre, comme toujours. Les moines ont bâti un cénotaphe. Mis un grillage. Canalisé un filet d’eau. Gravé son prénom en latin, Fidelis.
— Vingt mètres carrés. A tout casser.


Markus regarde les arbres.
— Un pommier. Un poirier. Pas de tilleul. Le Père gardien n’est donc jamais venu.
Markus s’agenouille. Se penche sur la vasque creusée. Regarde son reflet. Clin d’œil à Narcisse qui préfère le miroir des fontaines à celui de la littérature. Il plonge la main. Goûte l’eau des glaciers.
— Je me désaltère à une source sacrée. Cela fait quelque chose. Je bois la sauvagerie d’un siècle de fer. Je compare les liturgies. La cruauté des différences. Je devine la saveur de la vie interrompue.
Markus se redresse. Met ses mains en porte-voix. Et hurle à l’écho.
— Fidèle ! Ils ont voulu t’assassiner.
La jument et le poulain détalent. Mais il n’y a pas d’écho. Markus essuie son visage. Tend les bras vers les sommets. Insiste. Son ancêtre va lui faire signe. Ils vont se reconnaître. Echanger leur sang.
— En choisissant de venir ici tu refusais que l’on te vole ta mort. Quel homme au monde accepterait sans broncher un tel crime ? Ce serait la remise en question des fins dernières.


lundi 4 février 2008

Chapitre LV


Au chant du coq, Markus s'enroule dans une couverture. Attrape un chapeau de paille. Et s’asseoit sur la terrasse. La nuit dernière, il a laissé ses amis à leur émoi. Un taxi l’a ramené. Il a essayé de travailler mais il s’est endormi.
La terre du printemps sèche déjà. Ses arbres végètent mal sous les embruns qui les salent. Sans doute ont-ils été plantés trop près du rivage.
De jolis jardins existent pourtant en bord de mer. Markus devra être humble. Patient. La nature donne les grandes directions et attend. Il suffit d’un geste intelligent pour l’embellir. Un peu d’eau douce. Cela prend des années. Quelle joie ensuite. Markus apprendra.
Il se lève. Il pense à Juliette. Et jette son chapeau à la mer.
— A-t-elle jamais su vivre. Saura-t-elle mourir ? Hier soir, je ne suis pas arrivé à la toucher du bout d’un doigt. A lui dire un mot. L’ai-je seulement souhaité.
« Sa silhouette est restée la même. Elle a dû faire la fortune des chirurgiens esthétiques. Maintenant, elle brade sa libido. Offre son corps retendu à un dernier amant. Elle n’a pas tort. Trajan mérite des égards.


Markus sur sa chaise longue. Depuis l’aube, les avions et les hélicoptères ont repris leurs allées et venues entre l'île et le continent. Le blocus est levé. Les cargos doublent la pointe de la presqu’île.
Comme chaque lundi, ils déposent leur cargaison de yaourts, d’eau minérale. Ils rapatrient les fonctionnaires qui ont assuré leurs six semaines. Les journalistes. Tous les autres. Markus les entend rire, chanter.
Les cargos croisent devant ses rochers. Pâques disparaît. La Pentecôte occupe déjà les esprits. L’île se purifie, redevient secrète. Le coeur en harmonie. L’angélus du matin glisse sur le golfe. Le chien aboie.



Le téléphone sonne.
— Trop tard, dit la voix de Markus dans le répondeur. Je vous confie la maison. Vous trouverez les clés sous la pierre. Si vous ne me croyez pas, levez les yeux au ciel, vous m’apercevrez peut-être.
— Je ne vous crois pas, dit Jabicus. Létitia apporte le déjeuner. Elle ramène votre bateau en caoutchouc. Comme promis. Je la laisse tenir la barre. Ce soir, elle aimerait saluer la lune du haut de vos rochers.
— Dans le noir velours, me dit-elle.
— Une bonne idée, non. Vous devriez déjà nous apercevoir au milieu du golfe. Il faut que nous parlions de vos idées biscornues. A la longue, votre persiflage passe mal. A tant faire, vous finiriez par vous persuader que le Christ, lui aussi, s’est suicidé. Que voulez-vous prouver ? Dans une heure nous accostons.