dimanche 30 décembre 2007

Chapitre IX


Markus meurt en bateau mais il aime les îles. Il a une maison marine qu’il a bâtie entre les chênes verts et les oliviers sauvages.

Le granite assemblé à sec ravive le rose, les ors Picasso, les verts David. Et l’eau bleu van Dick de la crique, à dix mètres sous la terrasse.
Pour le moment, l’important c’est le zodiac amarré. A la barre de son bateau à moteur, contrairement à ce qu’il ressent lorsqu’on le transporte, Markus se croit encore plus fringant que Maldoror dans les abysses, à califourchon sur un requin.
Le petit bateau, baptisé La Folie Tristan, garde le nom que lui donna son premier propriétaire. Un poète inconnu qui n’avait pas, lui non plus, le pied marin mais qui navigua longtemps avec ce roman courtois.
En hommage, sur le boudin bâbord, Markus fit peindre au pochoir un des vers du poème que son ami avait traduit de la version d’Oxford : Je pris la mer voulant mourir. Et sur celui de tribord, il ajouta le suivant : Tant mon mal me faisait souffrir.
Bien sûr, cela n’avait rien à voir avec leur estomac. Ces signes d’écriture n’étaient qu’un clin d’oeil à la beauté des textes. A la tentation souriante.


Chez lui, Markus retrouve presque ses esprits. Encore vacillant et désoccupé, sans vraiment savoir pourquoi, il entasse sur le caillebotis du canot tous les exemplaires qu’il trouve de son roman de quatre sous.
— Voilà la solution. A la mer ! A basculer.
En vingt minutes la petite embarcation et l’annexe sont pleines à craquer. Un peu d’essence. Markus se désamarre et file droit devant. Cette fois comme maître à bord. D’autant plus déterminé à se retrouver au large que la tempête s’est apaisée et que, avec l’alcool, la dernière nuit lui a échappé.
La maison, la côte s’évanouissent. Quelques heures de dialogue avec l’infini. Puis, dans la solitude, le moteur s’éteint. Au milieu de l’eau, Markus fait le bouchon.
Deux coups de couteau pour crever le caoutchouc. La mer est une poubelle, tant mieux. Markus va s’y engloutir avec sa prose de kiosque. Déjà des livres flottent autour de lui.
L’air salé, l’univers l’envahissent. Il ferme les yeux. A ses pieds, l’ancre pèse une tonne. Elle remplacera la meule. Markus va couler, tel un capitaine vaincu. Le plateau continental l’attend, à trois kilomètres en dessous.
Mais le froid le paralyse déjà. Il bredouille une prière. De nouveau elle sèche sur ses lèvres.
— Dieu refuserait donc le rendez-vous de ma pensée ? Peut-être n’aime-t-il pas les écrivains honteux et vaniteux.


Markus avait cru pouvoir, dans un instant pareil, concentrer son âme et son devenir sur un reflet d’écume. Saluer son existence qui, normalement, aurait dû défiler devant lui. Tout précipiter, ensuite, dans le sillage d’une écaille. Dans l’ombre d’un dauphin.

Mais l’horizon se rétrécit. L'esprit s’affole. La mer s’agite. Le reste n’est que ciel et terreur. Markus enfouit son visage dans le gilet de sauvetage. Il a mal au coeur.
A peine se demande-t-il ce que le capucin canonisé des montagnes aurait imaginé devant une telle situation. Qui plus est, un mercredi saint.
Markus rentre à la rame. Aura-t-il l’inconscience de repartir un jour ? Il commence à en douter. Pour le moment, un aviron dans chaque main, il souque comme un damné. Gris de peur. Il regrette son expédition. Essaie de s’encourager en pensant aux rameurs de l’Atlantique. Aux poissons qu’il nourrit de papier.
— L’eau salée, pour l’instant, non merci.

Chapitre VIII


Entre le couchant et les digues, la sortie du port donne à hurler. La côte est si laide. Heureusement, la brume du soir cache déjà l’île de Sancta-Margherita. Plus loin, Portofino s’assombrit.

A l’ouest, il distingue encore l’horrible Cap Noli. La citadelle. Les toits de Gênes dans le rayon vert. Enfin le pilote du port dégringole l’échelle de coupée et saute dans la vedette de la capitainerie.
D’un coup, la houle du large libérée, devenue profonde, nerveuse sous les rafales, retourne le cœur et l’esprit de Markus. Aussi vite qu’il peut, il dévale vers les entreponts. Traverse le carré des officiers qui sent la sardine. Trouve sa cabine. S’effondre en travers de la couchette.
Sur l’eau démontée le cargo roule et tangue contre le vent du sud et le libeccio. Il craque et bondit dans la chaleur, les odeurs de mazout.
Voyage d’épouvante. Markus n’a jamais été aussi chahuté. Malade à mourir, il ne peut pas bouger un seul de ses muscles. Les cachets ne servent à rien.


Au milieu de la nuit, pourtant, exaspéré par ses nausées, il essaie de se lever. S’il parvient jusqu’au pont supérieur la partie sera gagnée. Sans doute, n’ayant pas assez de forces pour sauter loin de la rambarde, se fera-t-il déchiqueter avant de toucher l’eau. Tant pis pour la beauté du geste.
En essayant d’attraper une chemise il trébuche. A plat ventre par terre, vidé comme une truite, il se souvient d’un livre racontant une histoire de meurtre par vomissements.
Un commandant de vaisseau, exaspéré par sa femme et sachant qu’elle souffre du mal de mer, commet le crime parfait.
— Au large du Portugal, dit-il. Ou de la Nouvelle-Guinée. Avec une nuit comme celle-ci, l’anecdote eût tenu en deux lignes.
Markus sourit. Retrouve un semblant de maîtrise. Puisque pour bien vivre sa mort, ou au moins la regarder, il doit être lucide et avoir des jarrets d’acier, il se traîne jusqu’au bar. D’un trait, il aspire la moitié d’une bouteille de whisky.
— Je me demande ce que Fidèle avait à sa disposition avant de mourir ! Une gourde d’eau bénite ?
Bondir hors de portée des hélices redevient un jeu d’enfant. Markus arrive à la poupe. Enjambe le garde-fou. Un matelot surgit et le ceinture. Un autre lui bloque les bras. Ils le raccompagnent à sa cabine. L’enferment à double tour. Markus passe la fin de la nuit assis sous la douche.
A quai, le lendemain, d’un battement de cil, il remercie les marins qui l’ont aidé à descendre du cargo. Et reste un long moment prostré, dos à la vague, avant de pouvoir faire un pas.
— J’ai dû perdre trois kilos.

Chapitre VII


Markus ne va pas s’asseoir. Il quitte le cimetière. Saute dans le premier avion. Syracuse. Famagouste. Il passe la journée au-dessus de la Méditerranée. Renoue avec les mythologies qu’il aime.

En cette matinée lugubre, il n’a qu’une envie d’ocre et de bleu. D’un peu de blanc, de rêve. Sans gris, ni pluie. Sans parfum.
Le soir, il revient par Gênes. Car ce n’est pas dans son tempérament de fuir au bout du monde. Et puisqu’il n’y a plus d’avion, il reviendra avec le dernier bateau en partance. Il pense à son petit roman. Ce demi-succès de bazar qu’il a laissé publier.
— Seul, heureusement, je ne l’aurais jamais imaginé.
Dans l’espoir d’effacer ce genre d’écriture, dès la sortie du livre, du reste, il s’était mis en tête d’acheter les exemplaires qu’il trouvait et de les détruire.
Ce comportement ne le tint qu’un après-midi, mais avait suffi à couvrir un mur de son garage. Et à lui revisser dans le crâne l’idée de la meule au cou. L’obsession revenue semble maintenant encore plus pressante.
Il aimerait que la littérature à laquelle il croit, sur ce quai, dans le soir qui monte, vienne le délivrer de ce texte qui le navre. Dans son délire, il se demande si quelques dizaines de mauvaises pages ne pourraient être rachetées par une mort réussie.
La réduction du corps de sa mère précipite les événements. Il regrette un instant de ne pas avoir assisté à la fin de la cérémonie.
— Et puis, après tout, dit-il, devais-je regarder une seconde fois la dépouille mortelle de cette femme que j’ai tant aimée. Son âme étant déjà si lointaine.
Les mères, la mort, le renoncement. Markus sait bien que, depuis la nuit des temps, la pensée des hommes s’inspire aussi de ce génie-là.
— Mais moi, je ne prends pas de notes.


A l’embarcadère, Markus ferme les yeux. Invoque la fatalité pour tenter d’y échapper. Près du fanal, sous les éclats, l’eau du port le fascine. Il essaie de prier. Les mots sèchent sur ses lèvres.
Il n’a pas de meule sous le bras pour précipiter sa chute. Mais dans une heure il fera nuit. Il sera au large. Avec l’occasion d’expérimenter ses théories sur le suicide. D’apercevoir d’assez haut la mort en mer. De réfléchir avant de se jeter dans ses bras.
Les nuages filent devant le soleil rouge. Markus regarde le vent. Cherche ses tourbillons. Les suit de la main. Implore le ciel. Frissonne. Il a cent ans.
Le cargo mixte semble respirer entre ses amarres. Il s’élève doucement. Redescend. Markus attend pour monter à bord que les sirènes donnent le signal du départ.
La traversée sera mouvementée mais il se croit si fatigué de vivre.
— Dommage que mon canonisé n’ait pas laissé de conseils pour affronter ce genre de situation. Sans doute n’en a-t-il pas eu le temps.
Markus avale les pilules qui calment ses oreilles internes. Et grimpe quatre à quatre à bord par la première passerelle trouvée.

jeudi 27 décembre 2007

Chapitre VI


Aujourd’hui, ajouté au reste, Markus ne supporte plus ce texte écrit sur commande pour un été à la plage. Et tout s’enchaîne.

Puisque l’île le déçoit, puisque ses autres livres, ceux qu’il écrit avec ses tripes, son sang, n’intéressent que quelques initiés, et que le monde semble se défaire autour de lui, sa subtilité commence à grincer. Il se demande si, une fois de plus, il ne doit pas se remettre en question. Et en finir.
Dans les dîners, il ironise même sur sa vie sentimentale. Fait le bel esprit.
— Mis à part quelques lettres d’amour, dit-il, et quatre vers de mirliton, aucune femme n’a eu le talent d’écrire deux cents pages sur ma libido. Ni, si j’écarte trois menaces aux barbituriques ou dix mètres à quatre pattes en équilibre sur un parapet, l’inspiration de se suicider par amour pour moi.
Markus regarde les sourires.
— Pourtant, quoi de plus efficace pour asseoir une réputation de séducteur ? Un livre, un suicide ! Si un homme qui se respecte veut réussir sa vie, il faut qu’une femme lui offre les deux. Dans le mouvement. Pour ma part, n’ayant jusqu’à présent ni l’un ni l’autre, j’ai l’impression d’avoir manqué mon passage ici-bas.


En fait, avec ce genre de propos, Markus s’évertue, malgré qu’il en ait, à éloigner un souvenir qui l’agace encore.
Il y a des siècles, après un chantage au six trente-cinq, une minuscule bovary avait précisément écrit un règlement de comptes sur leur aventure. Mais, avec ses pleurnicheries et ses médisances, elle s’était empêtrée dans la banalité de son échec sentimental. Sans parler du style.
Le ridicule étant au rendez-vous, l’ouvrage passa inaperçu. Sauf dans leur cercle, où les âmes charitables n’avaient pas manqué de le reconnaître. N’importe qui eût été flatté. Il fut mortifié.
Son humour était encore à sens unique. Et il n’admettait pas que sa vie privée fût étalée en public. Surtout par une fille qui prétendait l’avoir aimé.
N’ayant pas le goût d’aller au bout des pages vengeresses, il oublia le livre au fond de sa bibliothèque.


Devant le cercueil que l’on va ouvrir, Markus contrôle mal son émotion. Assister à la réduction des restes de sa mère le tente et l’effraie. Regarder. Fermer les yeux. Ou partir. Markus ne sait que faire.
— A me poser la question, j’ai l’impression d’être un malade mental. Vais-je perdre la raison ? Reconnaître une robe ?
Ayant appelé Freud à son secours, il se persuade que des événements de son enfance ont sûrement influencé sa façon de voir les choses et que ce retour en arrière va peut-être l’aider à prendre une décision.
Mais il a beau remuer son passé, ces années-là restent confuses, à part, évidemment, l’invention du saint et quelques crispations à propos de sa nature souvent mal comprise.
A cet instant, il se souvient seulement d’avoir été surpris, vers l’âge de dix ans, en plein émoi dans la chambre de ses parents, déguisé avec les sous-vêtements de sa maman.
Soupçonné par son père d’avoir des tendances dont il ne connaissait même pas l’existence, Markus crut mourir sous la correction. Et les punitions étant sans appel, il décréta que l’humanité était injuste et sa vie condamnée à l’échec.
Même la jeune employée de maison, sa confidente, avait fait chorus en racontant l’avoir surpris, au fond des couloirs, absorbé par ce qu’il était convenu d’appeler ses mauvaises habitudes.


Le lendemain, ses camarades de classe l’assurèrent, au contraire, que ce genre de travaux pratiques très courants étaient, pour eux aussi, une façon de développer leur intelligence. Mais il en douta.

Markus ouvrit son missel à la page du 24 avril, lut les quatre lignes concernant saint Fidèle, et sentit le besoin de jeter un regard moins indulgent sur ses pulsions. Les corps qui le troublaient. Sur le temps qui passait sans rien arranger, contrairement à ce qu’on lui apprenait.
— Aurai-je jamais sa force d’âme.
Devant tant de difficultés, il comprit que sa tâche ne serait pas facile et que, tout bien considéré, s’il continuait dans cette voie, il n’aurait d’autre solution que de s’enfermer à la Trappe. Ou de mourir.

mercredi 26 décembre 2007

Chapitre V


Les années passant, Markus apprit à composer avec la raillerie. La dérision. Et à nager. Maintenant, il écrit comme l’on prie. En extase. En appel. Pour assouplir le temps, ou l’arrêter. La seule façon, pour lui, de ne pas mourir trop vite. De choisir sa façon de quitter ce monde. A l’exemple du canonisé de la famille. Enfin, le croit-il.
Aux sceptiques qui le chahutent, il répond qu’il s’intéresse aussi à la mer près de laquelle il a voulu vivre et travailler. A ses rochers. Aux arbres qui l’entourent.
— Regardez, je pleure avec eux. Je leur parle. Je crie plus fort qu’elle.


Hier, en cette soirée d’averses Markus est allé s'asseoir dans un coin de sa terrasse pour attendre que le ciel se déchire. Et apercevoir la lune de mars. Celle de l’office des ténèbres. Celle du renouveau.

Il y a vingt siècles déjà, dit-il, lorsqu’ils sautaient d’une pierre à l’autre pour changer de trottoir, les Romains la saluaient en riant aux éclats. Parfois en grinçant des dents. Pour conjurer. Moi, je lui souris. Car, avec elle, existe un je ne sais quoi de léger, de surprenant. Sous cette troisième lune de l’année, avril m’entraîne et me bouscule.
Trempé et frissonnant, il regrette pourtant de ne pas mieux savoir préparer son âme aux fêtes carillonnées ou calées sur les planètes.
— Ne serait-ce que pour me rassurer. M’apaiser.
Cet hiver, ce fut encore le cas. Novembre n’était pas terminé que Noël était là. Puis les quatre-temps, une fois de plus, l’avaient pris de court. Pâques venant, il craint que ce ne soit la même chose.
Ce désordre l’inquiète. Il pense que la nature le contraint et le torture, aussi sûrement que les phrases perdues. Ou le printemps qui ressemble trop à l’automne, si l’on n’y prend pas garde.
Dans la nuit, sous les bourrasques et le fracas des vagues qui l’étourdissent, il se demande quel piège va lui tendre cette lune de la mort annoncée qui danse entre les nuages.



Depuis quelque temps, du reste, lorsqu’il sort prendre l’air, ramasser des oursins, Markus attrape des courbatures. A sa table, dès qu’il rentre, les crampes paralysent même son cerveau. Là encore, ce ne sont que des images.

Mais, si les promenades le long des criques, ou en forêt, ont l’avantage de lui donner de l’exercice, de lui colorer les joues, le charme de l’île sur laquelle il vit ne le stimule plus comme autrefois.
Il y a plus. La contemplation de la montagne surgie de la mer, cette beauté dont il ne se lassait pas de faire le tour, l’irrite. L’eau salée le déconcerte. Il a besoin de renouveler ses étonnements.
A ses amis, il parle de rentrer sur le continent. Il était venu voir naître leur révolution. Il n’a vu que des graffitis. Des toitures et des murs défoncés. Il n’a entendu que le bruit des disputes. Celui des bonbonnes de gaz qui explosent dans la nuit.
Croyant mieux comprendre l’agitation des hommes qui, dans les îles de cette taille-là, tournent en rond et finissent par se marcher sur les pieds, Markus craint que leurs philosophes ne manquent de génie. Cela l’ennuie.



Devant cette morosité, un éditeur lui proposa, l’année dernière, de quitter sa tour d’ivoire. De retrouver les bords de la Seine. D’y flâner une saison. Et, à la terrasse d’un café, d’écrire une histoire simple, commerciale.

— Imaginez, lui dit-il, une Symphonie pastorale au goût du jour. Footballistique, plurielle, multicolore. Il n’y a aucun mal à changer de genre. Avec votre sensibilité, rien de plus simple. Dans les gondoles des grandes surfaces, au diable le style et la grammaire ! Pas de hiérarchie de valeurs ! Il y a de la place pour tout le monde.
L’éditeur avait peut-être raison. Mais le conseiller avait tort. A surfer sur l’écume des jours, à découper la tranche de vie, Markus s’était trahi. Après cet épisode, son exaspération ne fit qu’empirer.

Chapitre IV


Outre les cimetières, à deux pas de chez lui, Markus connaît la plus petite mairie du monde. Elle mesure quatre mètres sur quatre.
L’autre jour, les gendarmes lui demandent de venir voir deux breloques et un os qu’ils ont rangés dans une boîte en carton.
— J’ai trouvé ça, dit le chef. En me promenant du côté de la tour génoise. Je ne serais pas surpris que ce soit les restes de la prétendue sud-américaine qui disparut par là, au lendemain de la guerre.
« A l’époque, une élève infirmière s’est enfuie avec un prisonnier allemand. Depuis, ni trace, ni nouvelle. Elle était de mon village, là-bas. Regardez cette barrette à chignon comme il n’y en a qu’ici. Et la petite croix. Ma fiancée a les mêmes. Elle les tient de sa tante. Un jour, il faudra bien que l’on finisse par comprendre le comment du pourquoi.


Penché sur le cercueil que l’on va sortir du caveau pour la réduction du corps de sa mère, Markus tressaille à ce souvenir. La femme perdue était-elle donc si seule ? N’y avait-il eu personne qui se fût inquiété de sa disparition ?

Il imagine le drame sur ces rivages déserts. Un faux pas. La chute. Les plaintes emportées par le ressac. La terreur une nuit. Ou deux. Puis le vide. Le monde qui s’éparpille. Une mort tragique au terme d’une vie sans doute dramatique.
Il pense à certaines saintes de l’Eglise dont le corps serait resté intact, des siècles après leur mise au tombeau. A sa propre mère qui, à quatre-vingt-cinq ans, allait se promener, presque chaque après-midi, aux Champs-Elysées.
Un soir elle l’appelle.
— Un type m’a donné son adresse. Tu te rends compte, à mon âge ! Au fond, j’aurai eu une belle existence. Combien peuvent en dire autant ? Mes années passionnées, sensuelles, si pleines, si longues. Puis les jours calmes, épanouis sous les ciels de saison. A part toi, toujours insaisissable. Violent tel un volet qui claque. Toi qui m’as donné tant de frayeurs. De soucis avec tes extravagances. Tes exigences.
Si la vieille dame, parlant ainsi, faisait semblant de fermer les yeux sur certaines perversions, elle disait aussi, avec un sourire amusé, avoir été souvent surprise et consternée par l’écriture de son fils.


La littérature naît parfois, en effet, dans les salles de bains, lorsque les petits garçons s’y ébrouent avec leur maman. Et que, debout entre leurs jambes, mouillés et savonnés, ils s’appliquent à inscrire sur l’eau si douce les premières phrases de leur vie.

De tout leur être, ils expliquent « je vois, je sens, je touche le corps de cette jeune femme que je connais mieux que personne, que je désire au-delà du possible. Les signes que je trace sur sa peau, dans sa buée parfumée, sont mon alphabet. Je ne les comprends pas mais ils traduisent ce que j’aimerais pouvoir lui dire. Je sais qu’elle le sait, puisque je n’arrive pas à cacher cette émotion qui raidit tout mon corps. »


La plupart du temps, heureusement, à ces âges-là, l’écriture se rendort, car la nature est bien faite. Parfois, cependant, chez certains, après des années, un battement d’aile ou un sourire peuvent la réveiller.

Dans le cas de Markus, ce furent les apocalypses, les bêtes de la Bible, les cavaliers bouleversant la cervelle des stylites, qui la firent rejaillir entre les thèmes grecs et les versions latines.
Il entreprit alors de mettre en vers ce qu’il croyait être l’histoire de sa famille. Mais, de même qu’il avait failli périr noyé dans une baignoire après avoir voulu expliquer sa sexualité à une femme nue, il faillit mourir, cette fois, sous les sarcasmes.

dimanche 23 décembre 2007

Chapitre III



Avec le temps, au gré de ses élucubrations, de ses doutes et de ses révoltes, Markus avait fini par voir dans ce Fidèle de Sigmaringen un modèle à facettes. Tantôt fou d’orgueil à tenir à distance, tantôt suicidaire, plus ou moins à plaindre.

Mais aussi un baroudeur de l’esprit auquel il se compare avec complaisance. Le tout dans une ambiance assez trouble de chuchotements et de non-dits. Un merveilleux dont il a longtemps apprécié les délices et qu’il continue à entretenir.
Ainsi, à l’exemple du moine tombé du ciel, Markus s’était persuadé qu’un être humain avait le devoir, à l’occasion, de mettre son existence en jeu.
Ne serait-ce que pour ne pas subir la loi des autres. Aller voir ailleurs la couleur des âmes et toucher les limites. A condition, bien sûr, d’agir sans pression et sans chimie. De trouver le moment propice. De ne déranger personne. Dans l’ivresse de la lucidité.
— La pire des humiliations étant de manquer le rendez-vous.


Markus avait également appris que la littérature, dont la vocation est avant tout d’aider les hommes à vivre, fourmillait de recettes pour réussir les départs, autolyse garantie. Ce n’est pas le moindre de ses paradoxes. Et que, dans la mouvance du plaisir considéré comme un devoir, le tournant vers la mort désirée pouvait maintenant se négocier à la satisfaction générale.
Il aura suffi, dit-il, que deux psychologues dans le vent dialoguent avec un ange gardien complaisant. Adieu l’angoisse. Le paradis est au coin de la rue. Le suicide a perdu de sa grandeur. De son mystère. Désormais, avec deux ou trois cachets bien dosés, n’importe quel gogo peut espérer s’embarquer pour l’au-delà et revenir dans la journée. Puis raconter son ascension dans des tunnels de lumière irisée. Des spirales d’amour. Une conférence ou un livre à la clé.
Parfois, certains prétendent avoir entr’aperçu de saints patrons auréolés. Dans cette escroquerie macabre la félicité règne sans partage. L’Enfer a disparu. Les comas ne sont plus ce qu’ils étaient. Nouvelle époque, nouveau trépas.


Markus, pour sa part, sait que s’il l’entreprenait jamais, ce voyage, comme celui du Capucin égorgé, serait sans retour. Qu’il n’aurait pas besoin d’assistance. Il y a longtemps que pour quitter cette terre Markus a choisi la pleine mer.
— Au large, dit-il, sans Samu ni amis attentifs, personne ne rate jamais rien. Sauter par-dessus le bastingage d’un paquebot qui file en pleine nuit reste imparable.
Certes, il faut du courage et de l’énergie. Car avant de toucher l’eau il importe de bondir assez loin de la rambarde pour ne pas se fracasser sur une coque haute de quinze étages, ni se faire happer par les hélices. Le geste devant être pur. Comme celui du plongeur de la tombe, découverte à Paestum.
Markus pense qu’il tient de Dieu lui-même cette invention de la mort en eau profonde. L’affaire remontant à ses années de collège.


Un après-midi, les bons pères qui en avaient assez d’entendre leurs élèves de sixième brailler des insanités pendant les récréations, leur suggérèrent de se défouler avec les anathèmes du Nouveau Testament. Idée aussitôt mise en pratique.

Dès lors, dans leurs ébats, lorsqu’il leur arrivait de manquer une balle ou de perdre un foulard, au lieu de se traiter de crétins, ces jeunes gens prirent l’habitude de hurler à tue-tête quelques imprécations d’Evangélistes.
Matthieu, l’ex-percepteur d’impôts pour le compte des Romains, bien connu pour ses méthodes expéditives, fut le premier à être sollicité. Et abandonné, car la toquade des références ne dura qu’une saison.
Demeurèrent dans la mémoire de Markus l’image d’une meule d’âne attachée avec difficulté au cou d’un étonné par qui le scandale était arrivé. Une mer envoûtante. Un corps lesté et tremblant qu’on y précipitait à grand peine et qui ne revenait pas.
— Mais quelle révélation.
Cette manoeuvre pour éliminer un homme semblait correspondre, dans son esprit, à la complexité du genre humain. Elle stabilisait ses divagations sur le divin. Raffermissait sa conception naissante de la métaphysique.
Seule ombre au tableau, Markus hésite à monter en bateau. Lorsqu’il doit naviguer quelques heures, anéanti entre une couchette et un lavabo, malgré l’acupuncture, les pilules, il n’a pas la force de sortir de sa cabine. En dehors du plancher des vaches, il est malade comme un chien.

Chapitre II



Notes décalées d’un glas. Dix fois. Ou plus. Puis silence. Et reprise.

L’employé municipal qui s’appuie sur le plus long manche de pelle montre le cercueil que ses collègues sortent du caveau.
— Vous ne devriez pas rester. Allez attendre au parloir. Nous vous préviendrons lorsque nous aurons terminé.
Mais avec les mères, y a-t-il jamais une fin ? La preuve, les histoires qui roulent, depuis si longtemps, sur l’adorable Jocaste. Oedipe et son train. Les bibliothèques d’aventures, de contes et de légendes qui nous les rendent si familiers.
Certes, lorsque Markus était enfant, sa mère l’avait souvent décontenancé. Peut-être l’avait-elle trop provoqué. De son côté, l’avait-il trop désirée, certaines nuits, quand elle était seule. Qu’il partageait son lit. D’autres petits garçons n’ont pas eu cette chance.


De ce temps d’enfance, survivait en lui le souvenir d’esprits chahuteurs et bavards. De femmes séduisantes et attentives. De dialogues avec l’invisible. D’interrogations sur l’origine de son nom difficile à prononcer. De réflexions à n’en plus finir sur le caractère de ceux qui le portent.

Et surtout, apparue vers son âge de raison, au retour de captivité de son père, cette histoire selon laquelle, au milieu du dix-septième siècle, un saint était entré dans la famille.
Un saint non conformiste, semblait-il, dans le style gentilhomme guerrier et avocat à la mode. Bel et bien canonisé, pourtant, au siècle suivant. Et vénéré depuis comme le protomartyr de l’ordre des Capucins : Fidèle de Sigmaringen.


Ouvrant son missel, Markus a le choc de sa vie.
A ce nom découvert, pratiquement identique au sien et qu’il voit imprimé pour la première fois, est ajouté le mot martyr. Messe avec ornements rouges. Et une date : dimanche 24 avril 1622.
Louis XIII a vingt-et-un ans. Le corps des mousquetaires vient d'être créé.
La Contre-Réforme s’est essoufflée. De quoi mettre en ébullition n’importe quelle jeune cervelle.
De plus, dans les Alpes suisses il y a du carnage dans l’air. Les protestants refusent de se laisser reconvertir au catholicisme. Certains prennent les armes.
Le Capucin Fidèle de Sigmaringen a été envoyé en mission au pays des sources du Rhin. Depuis quelques jours, il sait qu’on le recherche. Et en ce dimanche la traque s’est refermée. Fidèle termine à peine son prêche que l’on ferraille déjà sur le parvis de l’église.
— Il tire son épée, dit Markus. Il bondit au milieu des assaillants. Il se bat comme un mousquetaire.
— Mais non, un moine n’est pas armé.
— Alors il court au suicide.
— Un moine ne se suicide pas.
Les Grisons prennent Fidèle et l’entraînent à l’extérieur. Un coup dans le dos. Un autre à la gorge. Le sang gicle. Frappé à mort, Fidèle tombe dans le pré en contrebas.
Markus s’agenouille. Il colle sa bouche sur les blessures. Son oreille sur le cœur qui s’arrête de battre. La petite fille aux tresses sourit.

Chapitre I


Alors qu’il s’efforçait de la dessiner dans un de ses cahiers d’écolier, Markus Sigmaringue eut, un jour, l’idée de rajeunir l’image de la mort.

Après avoir mis la faux de côté, il raccourcit le linceul. Imagina un sourire. Puis ajouta des socquettes et une corde à sauter pour lui donner l’apparence d’une petite fille de son âge à qui il ferait des confidences. Enfin, hésitant sur le bas-ventre et à court d'imagination, il coloria la tunique.


Comme l’on pouvait s’y attendre, au lieu de fortifier son attention sur les fins dernières, l’allégorie aux tresses exacerba surtout ses penchants pour le sexe des filles. En fait, Markus ne connaissait pas encore le sens des mots et ses coups de crayon ne ressemblaient qu’à des gribouillis.

Néanmoins, avec son dessin, le jeune Sigmaringue avait acquis une certitude : la mort cessait d’être le voleur de l’Apocalypse qui vient à l’improviste et vous glace. Entre eux, une connivence était née.
Ainsi, arrivé maintenant sur ces rivages où les parents, en nous disant adieu, semblent murmurer dans une langueur cruelle « prépare-toi, tu es le suivant » il pouvait, comme aujourd’hui, proposer à son allégorie de faire, en sa compagnie, quelques pas entre les tombes.


Markus connaît deux cimetières. Celui du couvent de la Visitation, en Haute-Savoie, près duquel certains de ses parents ont été enterrés. Et, sur cette île de la Méditerranée où il vit encore, celui de la Colline-du-vent dans lequel il piétine depuis une heure.
Paysage calme. Brume des montagnes à châtaignes. La mer toute proche. Et, deux doigts sous la première crête, le couvent d'Olmeto que les Capucins, revenus après trois cents ans d’absence, ont entrepris de restaurer.


Aimant changer de domicile, Markus a toujours transporté ses morts avec lui, sans difficulté. Ne s’encombrant, à vrai dire, que des deux ou trois galets de faïence qui contiennent les cendres de ses chiens et de ses chats.

Mais ce matin, mardi des Rameaux, la donne change. Ses repères disparaissent. Des spécialistes entreprennent la réduction du corps de sa mère.
Cérémonie macabre et mots cruels. Mais, à son avis, manipulation moins abominable que celle de la crémation pour laquelle il ne se sent pas préparé. Et, référence archéologique à l’appui, assez conforme au retour à l’état fœtal. A la satisfaction d’imaginer un squelette lové dans une jarre. Avec tendresse. Sans horreur.
Ayant décidé de retourner vivre sur le continent, Markus souhaite, en effet, garder à proximité de chez lui la dépouille de celle qui l’a si souvent déconcerté et qu’il a tant aimée.





vendredi 21 décembre 2007

AVANT-PROPOS



Exactement comme je vous ai proposé de lire
LE GENIE DU LIEU
, je vous propose aujourd'hui un autre roman : SEMAINE SAINTE.

D'abord une précision : Le mot apocalypse ne veut pas dire catastrophe comme on le croit trop souvent, mais révélation.
Chez Saint Jean l'Evangéliste auquel je me réfère, il a ce sens précis. Et un livre est souvent aussi une révélation.
Question simple : avoir un martyr parmi ses ancêtres donne-t-il la possibilité d’entretenir une certaine connivence avec la mort ?
Markus Sigmaringue, qui s'est installé en Corse, en est persuadé lorsqu’il décide de retourner vivre sur le continent.
Sa dernière semaine passée sur l’île lui permettra-t-elle de voir la réalité d'une façon différente ? Une révélation en quelque sorte...

ISBN : 978-2-9528650-3-6

EAN : 9782952865036


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N°43251