jeudi 31 janvier 2008

Chapitre L


Markus, dans le froid qui l’envahit, perd la notion des réalités. Le souvenir de sa promenade en zodiac lui remet le coeur au bord des lèvres.
Il ferme les yeux. Sa tête bourdonne. Son corps brûle. Il continue pourtant de passer sa mauvaise humeur sur le Père gardien.
— Vos moines, à l’époque, sont-ils conscients de ce qu’ils imposent à Fidèle. Et où donc ? Je vous le demande. Ni à Genève ni à Paris où tout se passe au grand jour. Mais au désert, aux cailloux. A la solitude. A Seewis. Le bout du monde des montagnes. Pour cacher quoi ? Une mort sanctifiée. Tu parles ! Savez-vous où se trouve Seewis ? Moi non. Pas encore. La Rochelle, oui.
« Vous me faites penser à ces charlatans qui expliquent aux agonisants que la mort ressemble à une partie de plaisir. Qu’un saint complaisant les attend, avec une tasse de thé, de l’autre côté d’un tunnel de lumière. Et leur demande, leur curiosité assouvie, s’ils souhaitent rester dans l’au-delà. Ou rentrer à la maison.
« Le suicide comme une partie de plaisir. La mort pour voir. La mort comme une excursion. Avec billet aller et retour. Un comble. Du reste, ces imposteurs ont-ils peut-être même collé sur leur fascicule de racolage le portrait de Fidèle.


Markus se met à genoux, les yeux au plafond. Il ouvre les mains. Et fait le saint qui prie.

— La plupart des saints sont représentés dans cette attitude, dit le Père gardien. Vous vous laissez prendre au piège de l’imagerie d’Epinal.
— Et moi, je ne pense pas que les Capucins du XVIIème siècle devaient boire ce sang de ma famille pour fixer le renouveau de leur ordre.
« Combien de fous furieux, d’adultères, d’amoureux déçus, d’assassins avez-vous répertoriés dans vos annales avant qu’ils ne prennent la bure et ne meurent apparemment pour les autres. A vérifier, non ? Comme l’on dit chez vous.
Vous n’êtes pas sérieux. Que recherchez-vous en radotant sur cette idée de suicide ? Faites de Fidèle un malade mental, tant que vous y êtes. Ou, pourquoi pas, un Casanova des alpages. Désespéré et impuissant à trente-cinq ans. Je vous en prie, essayez de dormir. Avec son cocktail d’intraveineuses, Jabicus vous a mis la tête à l’envers.


Reste la sexualité, effectivement. Fidèle, comme tant d’autres, connaît le monde en entrant dans les ordres.
Un avocat dans le vent, beau gosse, passant dix ans à la cour des Hohenzollern réputée pour le désordre de ses mœurs, a sûrement laissé derrière lui quelques sentiments partagés.
Du reste, à la fin de ses études, Fidèle n’envisage pas de quitter le siècle. Il voyage. L’Italie, la France, l’Allemagne, l’Espagne. Il est précepteur-musicien. Avocat-philosophe. Botaniste.
Intellectuel par excellence, écouté, adulé, jalousé, il séduit les filles. Distrait les mères dont les maris, les amants, sont à la guerre. Aux affaires.
Un beau jour, pourtant, Fidèle s’aperçoit qu’il perd son temps. Que d’autres combats l’attendent. D’autres causes. Celle de Dieu.


Il se tourne vers son frère aîné qui prie déjà sous la robe des Capucins. Il lui demande s’il peut, à son exemple, aider à reconvertir les Réformés. La grande idée du moment.

Mais les moines refusent d’admettre chez eux cet homme du monde. Son âge, sa réputation, font craindre qu’il ne puisse s’assouplir. S’humilier. Subodorent-ils un éclat ? Un duel avec mort d’homme. Un dépit amoureux.
Fidèle insiste. Les moines hésitent. Et cela dure. Quoi qu’il en soit, il subira plusieurs années de probation avant de pouvoir les rejoindre.
Markus pense que cela cache bien des soupirs. Des larmes, des regrets. Au moins les arrachements d’une dernière passion. Une paternité. Un suicide de femme.
— Et imaginez, maintenant, que je sois le descendant direct de ce saint-là.

mardi 29 janvier 2008

Chapitre XLIX


Markus grelotte.
— J’ai attrapé la crève. Il me fallait encore ça.
— Fidèle vous impressionne, dit le Père gardien, mais vous n’entendez rien aux mains nues ouvertes. Vous êtes scotché à la tradition de la guerre juste. Armée de pied en cap. Poings serrés. Celle de saint Augustin à la fin du monde antique. Fidèle, non.
« Des tilleuls poussent sur le pré où il a été égorgé. Ses amis les ont plantés dans son sang encore chaud. Des arbres sacrés. Ils nous appartiennent. J’espère que vous irez, un jour prochain, méditer sous leur ombre légère. En pèlerinage. Le plus tôt sera le mieux.
— L’hagiographie de Fidèle que vous m’avez donnée à lire, dit Markus, reflète vos idées de Capucins, pas les siennes.
« Chez les Sigmaringue, le sacrifice à Dieu n’existe pas. Nous choisissons de mourir selon notre fantaisie. Avec notre goût du morbide et de la solitude. Vous, et les vôtres, l’avez trahi.
« Pascal à la trappe ! Je ne crois pas aux témoins qui se font tuer. Un témoin mort est un témoin qui n’a jamais existé. A chacun son pari.


Le moine contre la cheminée ressemble à un atlante. Il joue avec son chapelet. Remue ses doigts de pied pour les réchauffer.

— Vous divaguez. Les piqûres, sans doute.
— Lorsque vous l’envoyez chez les Grisons, dit Markus, Fidèle n’ignore pas un instant qu’il va mourir. Si ce n’est pas du suicide, cela lui ressemble étrangement.
— Vous ne saurez jamais ce que Fidèle avait dans le crâne avant de disparaître. Sacrifice ou égoïsme. Déprime ou exaltation. Envie d’autre chose. Envie d’ailleurs. Un débat vieux comme le monde.
« Si vous aviez un peu de culture vous sauriez qu’au même moment, John Donne meurt de ces mêmes interrogations sur le suicide. Mais dans son lit. Allez, étendez-vous donc.
— Et vous, relisez le dernier poème des Fleurs du Mal.
— Vous ne tenez même pas assis. Apaisez-vous.


Markus n’est pas convaincu. Il voudrait que le Capucin lui explique pourquoi la morale chrétienne refuse cette notion du suicide.

Il ne peut s’empêcher de croire que l’idéologie du dix-septième siècle débutant sacrifie l’intelligence et la réflexion à une première ébauche de ce qui deviendra, un jour, la pensée unique.
Dans son esprit, l’Eglise avait-elle besoin de tant de chairs torturées pour orner son blason ? S’est-elle seulement demandé si, en dehors de celle des dépressifs ou des névrosés, la mort souhaitée n’était pas aussi stupide que celle que l’on reçoit par accident.


A l’époque de Fidèle, la chrétienté a, depuis longtemps, fait le plein de ses martyrs. S’il lui arrive encore de dissimuler les épées sous les bures, elle privilégie déjà la persuasion par la parole, la dialectique.

Ignace de Loyola a ouvert la voie. Avec les premiers jésuites, le langage évolue. Se dédouble. Règne vite sans partage. Les jansénistes le comprendront trop tard. Les ruines de Port-Royal témoignent.
— A telle enseigne, dit Markus, que vos curés, aujourd'hui, ne montent plus aux créneaux lorsque, le Coran dans une main et le couteau dans l’autre, des fanatiques égorgent des moines à Tibhérine.
— Vous dites des stupidités. Vous oubliez la politique.
— Au Maghreb. Ou aux Philippines. Et bientôt ailleurs.


Chapitre XLVIII


Le père gardien s’asseoit. Les bûches lancent quelques lueurs. Markus vient près du moine. En fin de compte, ce ne sont pas les cicatrices de Jabicus ou celles du moine qui le préoccupent. Pour eux la messe est dite.
C’est à lui qu’il pense. A ses origines. A sa lignée qui ondule entre des saints et des débiles. Sans cesse en quête d’un coup d’éclat. Des brutes au combat. Des illuminés qui poussent leur ivresse jusqu’à la folie. Choisissent une mort violente. La réussissent parfois. Un exploit qu’il rêve, à son tour, d’égaler.
Leur acharnement, leur désir d’absolu, l’obnubilent. Il a conscience de concentrer en lui quelques-unes de leurs extravagances. Sans avoir, cependant, leur charisme. Leur grandeur d’âme sous les catastrophes.


Dans l’ambiance de la bergerie, cette restriction ajoute à son angoisse. Renforce ses doutes. Lui donne l’impression d’être, à son tour, du côté des vaincus.

— Du côté des soeurs jumelles, dit-il. Elles ont échoué. Elles ont eu peur de la mort après avoir voulu la donner. Je leur ressemble. Mes livres que je jette à l’eau, mes actes manqués le prouvent. De toute évidence, aurais-je eu seulement l’humilité de porter une croix en public ? Non, évidemment. Létitia a même ajouté qu’il n’y avait pas assez de haine en moi.
Le père gardien lance des brindilles dans la cheminée. Continuant de s’apitoyer sur son sort, Markus bredouille qu’il choisira quand même son moment pour mettre fin à ses jours. Cette pensée le calme un peu. Mais ce soir, pour une fois, le plus malheureux des hommes ne s’appelle pas Sigmaringue.



Le Père gardien égrène son chapelet. Sourit à Markus.

— Vous continuez à vous apitoyer sur votre sort. A faire semblant de choisir votre destin. Mais votre idée de la mort est esthétique. Sans plus.
« La beauté du geste. La littérature. L’eau profonde. Vous n’avez que ces mots à la bouche. Et sous votre plume. Que voulez-vous dire à la fin ? Sinon que, plus que tout autre, vous craignez la mort. Vous en avez une peur bleue.
— J’écris comme l’on prie, dit Markus. En extase, en appel. Cela, au moins, me donne l’impression d’exister. De retarder l’échéance, sans trop de panique. Et me réconforte parfois. Lorsque cette transe m’abandonne, je sors à quatre pattes. Et retourne à mes arbres en gémissant.
— Ridicule, dit le Capucin. Tout le monde écrit. Tout le monde plante. Moi le premier. Et le SS dans le délire de sa cruauté, de ses souffrances sous le cilice. La plupart des arbres de notre jardin sont passés entre ses mains. Il les choisissait. Les élevait. Les caressait. Vous ne le saviez sûrement pas.

Chapitre XLVII


Dehors, le souffle s’espace. Le fil de vie s’effiloche. Puis casse, quelque part entre rochers et maquis.
— Serons-nous jamais pardonnés, dit Jabicus. Dans un cas pareil, le Catenaccio ne sert à rien. Je vous l’assure. A peine une promenade de santé. J’ai aussi mal que le premier soir lorsque je l’ai vue agonisante sur les quais.
Jabicus a l’air sincère. Il caresse sa moustache. Met un bras sur les épaules du père gardien qui, cette fois tombe à plat ventre. Comme au monastère.
— Ce n’est pas tout, dit le moine. Je n’ai jamais dit, non plus, au commandant de Königstein qu’il pourrait peut-être rentrer chez lui en Allemagne.
« Je prenais mes fonctions. Il y avait d’autres priorités. Vous rendez-vous compte ? Et j’ai aussi caché la relique de Fidèle pour qu’il ne la trouve pas. Moi qui savais que ce malheureux portait le nom du premier martyr de notre communauté.
« Etait-ce, du reste, pour cette raison que notre ordre nous avait confié cet homme estropié. Pour qu’il échappe aux camps soviétiques. Je pense maintenant que j’ai voulu le garder pour moi. En enfant égoïste. En curé immature.
« Des années de roueries, de lâcheté, d’obstination à me taire. Voilà mon enfer. Il faudra pourtant que j’apprenne, un jour ou l’autre, la vérité à ses filles.


Le père gardien reprend son va-et-vient avec les compresses trop mouillées. Il y a de l’eau partout. Markus dégouline. Il éclate de rire.

— Etes-vous seulement certains d’avoir juré sur les bons ossements ? Vos Sherlock Holmes ont peut-être bâclé leur travail. Confondu des mâchoires. En suivant leur avis, l’affaire est bouclée. Mais si les os ne sont pas ceux de l’infirmière, qu’allez-vous inventer ? Je ne veux pas que la concession des Sigmaringue devienne un fosse commune.
Jabicus raidi, sans voix. Le moine troublé, humilié. Entre eux deux, Markus assez mal en point. Leur attitude l’exaspère.
— Jadis, dit-il, vous avez choisi d’abandonner cette moribonde pour ne pas foutre en l’air vos carrières. Pas courageux, à l’époque, comment le seriez-vous devenus ? Jabicus, vous avez bien fait de garder votre prénom. Orso serait un peu lourd pour vous.
Orso, ce prénom que Jabicus, pendant ses moments de crise, aimerait porter à la place du sien. Dans l’illusion de se croire plus moustachu, plus fort. Plus performant avec ses maîtresses. Dans l’espoir de changer de peau. De mieux supporter le poids de l’île.
— Avec cette idée fixe, dit le Capucin, Jabicus m’a forcé à relire “ Quo vadis “. Mais Orso soulignerait aussi son côté bougon, ours mal léché. Et il vous aime bien.
— Maintenant, je voudrais rentrer, dit Markus. Je suis épuisé.


Jabicus prend Markus aux épaules. Le secoue. L’asseoit pour voir s’il ne s’effondre pas. Tape les coussins. Lui donne un baiser sur le front.

— Essayez de dormir jusqu’à mon retour. Le père veillera sur vous. Je vais à l'hôpital finir ma journée. Tranquillisez-vous, je ne vous ai pas empoisonné. Vous serez sur pied dans une heure. Le temps que les piqûres fassent leur effet. Ensuite, hop ! au zodiac. De toutes façons, vous ne pouvez pas vous installer ici. Létitia ne comprendrait pas.
En partant, Jabicus jette une couverture sur le canapé. Trois bûches dans la cheminée.


Chapitre XLVI


Markus encore oppressé. Ses nausées s’espacent mais ses angoisses résistent. Le Père gardien, qui n’est pas reparti avec les croque-morts, lui pose des serviettes humides sur le front.
Après chaque compresse le moine s’agenouille. Prie à voix basse. Et devant son air accablé, Markus a l’impression de comprendre pourquoi, il y a vingt ans, Jabicus a pu s’inscrire au Catenaccio.

— Après tout, vous vous en êtes plutôt bien tiré. Un chemin de croix impeccable. Votre nom dans les annales de la repentance. Un banquet en fin de soirée. Pas cher payé pour retrouver une bonne conscience. Et quelle publicité !
Jabicus ne répond rien. Il range sa trousse. Jette les seringues. Sort chercher la mallette. Il l’ouvre et la pousse vers le canapé.
— Nous ne pouvions plus rien pour elle. Je le jure sur son crâne que j’ai sous les yeux. Parole d’homme.
— Parole d’homme, parole d’homme…
— Moi aussi, je le jure, dit le Père gardien.


Markus regarde dans la malle.
— Dommage que nous ne puissions pas faire une sainte avec ces restes. Votre serment prendrait de la valeur. Au fait, combien d’os pour un squelette ?
— Deux cent quarante.
— Oui mais, dit Markus, des années au grand air vous les éparpillent sur un ou deux hectares. Quel travail alors pour les ramasser. Oter la terre, les racines incrustées. Tamiser.
Les mains dans la caisse, Jabicus ne relève pas l’ironie. Markus continue.

— Vos limiers de La Reconduite sont vraiment forts. Beaucoup plus que les gendarmes ! A moins que des ramasseurs de champignons bien inspirés n’aient, depuis vingt ans, préparé le travail.
Les trois hommes restent silencieux.


Une chose, en tout cas, paraît certaine. Lorsque les Américains du Sud l’embarquent pour l’Europe, l’infirmière est à l’article de la mort.
Seul l'espoir de revoir son mari et ses filles la tient encore en vie. Lui permet d’entreprendre un voyage à fond de cale dans un cargo pourri.
En mer, elle compte ses battements de coeur. Celui-ci. Encore un. Les secondes qui tiennent le fil. Gardent le souffle. Une lueur dans la prunelle. Survivre deux jours. Trois. Ne pas mourir si près du but. Ne pas être basculée par-dessus bord.
A quai, gisant entre les containers elle ne ressemble plus à rien. Jabicus qui la découvre a un mouvement de recul.
— Il aurait mieux valu qu’elle mourût là-bas. Que vais-je pouvoir faire ?
A ses côtés, le Père gardien se sent tout à coup plus fort que Jabicus. Que la nature en général. Que la mort qui s’impatiente.
Persuadé de pouvoir rendre un visage et sa dignité à un être si fragilisé, le Capucin se réfugie dans ses prières. Se barricade dans sa foi.
Il prie pour l’infirmière suppliciée. Pour ses bourreaux. Pour protéger l’ordre monastique auquel il appartient. Son obstination le rend encore plus pathétique.


Cette nuit-là, l’infirmière sur les bras, le Père gardien et Jabicus discutent et perdent du temps. Ils préparent un lit, des médicaments. A droite, à gauche. N’importe comment. Et de l’eau chaude pour une toilette du bout des doigts. La fille ne les attend pas. Elle s’échappe dans le noir.

— Je ne lui ai même pas donné l’extrême-onction, dit le Père gardien. Je ne voulais pas la désespérer. Je ne saurai jamais à quelle folie j’ai cédé.


samedi 26 janvier 2008

Chapitre XLV


Il y a vingt ans, à travers l’Europe, les événements concernant certains nazis semblèrent prendre une nouvelle tournure. Et il fut admis que le colonel Manfred Sigmaringen, terré en Amérique du Sud, comme tant d’autres, pouvait rentrer chez lui en Allemagne avec sa famille. A condition, dans un premier temps, de partir seul. De rester invisible.
Une niche à fond de cale sur un cargo mixte suffira à le rapatrier. Escale prévue, le couvent des Capucins d’Olmeto. Pour faciliter l’embarquement, quelques cachets.
Mais la femme du SS refuse de rester une heure de plus en exil isolée avec ses enfants. Elle hurle et se débat. Les passeurs veulent la calmer. Ils y vont trop fort. Au-delà de ce qu’ils souhaitaient.
Car là-bas, comme ailleurs, on frappe pour ne pas laisser de traces. Les dégâts n’apparaissent qu’après. Sur le foie, la rate. Dans la tête. L’unijambiste, menotté, drogué, est finalement embarqué avec ses enfants en bas âge. Première maladresse.


Quelques semaines plus tard, lorsqu’on la hisse, à son tour, comme prévu, dans le rafiot suivant pour rejoindre les siens, l’infirmière apparaît physiquement très diminuée.

Débarquée après dix jours de traversée, le mal a empiré. Les matelots qui la soutiennent l’allongent entre des containers. Leur mission accomplie, ils courent avaler deux mètres de pastis.
Le Père gardien la découvre, horrifié. Pas question, pour lui, que l’ancien nazi retrouve sa femme dans cet état. Une réaction mal contrôlée anéantirait le travail accompli jusque-là.
Le Capucin décide donc, avant tout, de préparer son pensionnaire. De lui expliquer, si possible, la situation. De mettre la femme blessée en lieu sûr. Et de s’appliquer à lui rendre un semblant de figure humaine. Seconde maladresse.
Jabicus qui l’assiste, et installe à peine son cabinet, tente de parer au plus pressé.


A terre, l’infirmière n’a qu’une idée : retrouver son mari et ses filles. Ne serait-ce que pour mourir entre leurs bras. La nuit venue, elle s’échappe de la cachette préparée à son intention. Sans doute se dirige-t-elle vers le couvent. S’égare-t-elle en route ? N’a-t-elle plus suffisamment de forces ?

Le Père gardien et Jabicus partent à sa recherche. Une heure. Ou deux. Fouillent et quadrillent ce qu’ils peuvent dans le noir. Ne voulant, sous aucun prétexte, donner l’alerte, demander de l’aide, expliquer ce qu’ils font. Répondre à des questions.
Ils comprennent surtout qu’ils vont au devant des pires ennuis. Dans un moment de panique, ils abandonnent. Et décident de se taire. Si, dans deux ou trois jours, personne n’a bougé, l’affaire n’aura jamais existé.
Enlisé dans son mensonge, le Capucin se contente d’expliquer au SS que sa femme n’a pas encore embarqué. Et que, si rien n’est définitif, les nouvelles ne sont pas bonnes.


Le berger président tend une bague à Jabicus.

— Nous avons aussi trouvé cela. Une fabrication locale du dix-neuvième siècle. Deux prénoms gravés à l’intérieur.
« Avec la croix, la barrette à chignon, ramassées par les gendarmes qui, soit dit en passant, ne nous ont pas facilité la tâche, il n’y a aucun doute. Cette femme est celle que vous cherchez. La mère des jeunes filles jumelles.
« Nous avons passé le secteur au tamis. Et rajouté les os à ceux du sac poubelle. Reste le travail de vérification sur les dents. Inutile, à notre avis. Si vous jugez bon de la ramener à son domicile, nous reviendrons. Pour le cimetière, voyez les officiels. Je laisse la caisse au pied de l’arbre. Voici les clés. Bonsoir.

Chapitre XLIV


Quelques heures plus tard, La Folie Tristan ayant dérivé sur les mêmes courants que l’avant-veille, Markus reprend ses esprits dans la bergerie de Jabicus.

— Ouvrez les yeux, dit-il. Je vous ai balancé trois claques. Je m’en suis donné à coeur joie. J’avais envie de régler nos comptes. A propos de Létitia.
Markus écarquille les yeux. S’attend au pire.
— Vendredi soir, vous n’avez même pas su la protéger des assiduités du gros Allemand.
« Mais aussi à propos de votre charabia sur le suicide. De votre façon de nous regarder, de vous mêler de nos histoires. Et de votre supposée parenté avec ce martyr d’outre-Rhin qui vous chamboule la cervelle. Sans parler de l’unijambiste au couvent.


Markus émerge. Retrouve quelques idées. A peine rasséréné. Il pense à Létitia. Jabicus continue.

— Pourquoi êtes-vous venu vous mêler de tout cela ? Nous vivions très bien loin de ce passé. Sans votre curiosité. Certes, nous vous acceptons, mais vous n’êtes pas encore intégré. Faites attention.
« Allongez-vous sur mon canapé. Montrez-moi vos fesses, une ou deux piqûres vont vous retaper. Mais à temps perdu, promettez-moi de réfléchir aux volcans. D’oublier les abysses qui ne veulent pas de vous. Justement, j’ai dessiné votre cénotaphe.
Markus, encore suffocant, n’a pas la force de réagir. Le canapé de paille est inconfortable. Le dos en compote, il réalise mal ce qui lui arrive. La mer, une fois encore, l’a trahi après lui avoir fait miroiter on ne sait quelle plénitude. Tout va de travers. Et cette fin de journée le déstabilise encore. Sa vision des événements se brouille. Il préférerait tellement que Létitia lui tienne la main.


La nuit tombe. Dans leur enclos les chiens hurlent à la mort. Jabicus ouvre une fenêtre. Des ombres sur la plage tirent des mules par la bride.

— C’est La Reconduite, dit-il. Ils ont dû trouver quelque chose. Le Père gardien les accompagne.
Au monastère, après le suicide du SS, le Capucin a immédiatement pris contact avec La Reconduite. Cette société secrète spécialisée dans l’accompagnement des morts perdus
à leur domicile.
Ajoutées aux siennes et confirmées par celles de Jabicus, les indications que le Père gardien donne aux gens de La Reconduite ouvrent d’un coup toutes les pistes.
Pour une fois, les archives ne demandent qu’à parler. Et de l’autre côté de l’Atlantique, les réseaux d’Amérique du Sud fonctionnent comme au premier jour.
— Il a eu raison de les mettre dans le coup, dit Jabicus. Imaginez l’embrouille si l’on ouvrait une enquête de gendarmerie sur la disparition de l’infirmière.


Dans l’île, en cinq siècles, le rituel de cette étrange compagnie n’a pas changé. Dès qu’une alerte sonne, son président-directeur général s’évapore dans la nature avec le secrétaire perpétuel. Un berger, comme lui. Opération commando.

Par les nuits sans lune, lorsqu’ils ramènent un corps, traversant les villages comme autrefois, cagoules et manteaux noirs sur mules noires, ces croque-morts en cortège donnent toujours la chair de poule aux enfants. Des frissons aux curieux. Les gendarmes neutralisant la fin de l’itinéraire, sur le principe des courses automobiles.
Aujourd’hui, ces inventeurs de cadavres travaillent sur ordinateur, portable à l’oreille. Hélicoptère en patrouille.
— Maintenant, derrière ces deux-là, dit Jabicus, vous trouvez des chefs d’entreprise, des avocats. Une règle de vie, une morale, du panache.
— Des Capucins aussi. Et des médecins, n’est-ce pas ?
Les mules s’arrêtent à vingt pas de la bergerie. Les hommes secouent les grelots pour dire qu’ils ont une nouvelle.
Ce soir, le corps transporté n’est pas attaché debout sur une selle de randonnée, une lanterne au chapeau et il n’y a pas de forces de l’ordre. La découverte tient dans une mallette métallique.

Chapitre XLIII


— Je vais acheter des sandales, dit Markus. Je vais me laisser pousser la barbe. Une semaine chez les Capucins. Qu’en pensez-vous ? Il est urgent que je fasse le point. Accroupi sous l’auvent du monastère, à poil, comme lui en 1209, j’imiterai François d’Assise. J’attendrai que le Père gardien m’ouvre sa porte.
— Et vous rhabille… dit Trajan.
— J’ai besoin d’un nouvel élan. De retrouver la force de sauter loin de la rambarde des bateaux. Le geste devant être pur.
Trajan endolori, calé dans ses oreillers, un pansement autour du bras, supplie Markus de ne pas le faire rire.
— Pitié ! J’ai encore mal. L’hôpital m’a jeté. Merci d’être venu. J’ai eu la peur de ma vie. Quand votre maîtresse saute sur vous sans crier gare et vous flingue, le ciel vous tombe sur la tête. Heureusement que cette garce était trop agitée pour ajuster son tir. Où serais-je, aujourd’hui ?


Markus sourit. Trajan suit son idée.

— Mon fils aîné s’exalte. Il s’investit dans une mission qui le dépasse. Il doit se mettre à l’écart. Plus vite que vous encore. Quelques semaines. Il faut que vous l’aidiez.
« Un tour en zodiac pour prendre de la distance. Est-ce possible ? De son côté les dispositions sont prises. A dix milles au large, une vedette le mettra en lieu sûr.
— C’est donc lui qui a chapardé les armes.
— Si vous êtes d’accord, rendez-vous dans une heure sous vos rochers. Ensuite, manettes à fond, et droit devant. Impossible de manquer le Napolitain. Il vous attend déjà. Les amis de mon fils font une diversion de l’autre côté de l’île. Après, vous aurez tout le temps de vous cloîtrer. De vous laisser pousser la barbe. De vous foutre à l'eau. Ou à poil.
Trajan n’imagine pas un instant que Markus puisse refuser de lui rendre service. Et, malgré sa blessure et ses ennuis, le retour de Sigmaringue sur le continent, sa vision de l’au-delà, sa littérature et ses livres à la baille, comme cette idée, maintenant, d’aller s’enfermer chez les Capucins, l’ont mis de bonne humeur.


L’annexe qui s’enfonce sous le poids des livres disparaît presque. Avec Markus et le fils de Trajan sur les cartons, le bateau en caoutchouc n’avance pas. A tendance à plier. Deux heures après, panne sèche.
Lorsque l’hydroptère surgit pour le transbordement du jeune homme et resserre les cercles, les vagues déstabilisent l’attelage de La Folie Tristan. L’amarre casse. L’annexe coule. Cramponné à la barre, Markus a juste le temps de jeter les derniers paquets de livres par dessus bord.
Une combinaison de plongée jaillit à la poupe. En deux mouvements elle saisit le fils de Trajan. Le hisse sur la plage avant du bolide qui remet les gaz. S’éloigne, moteurs hurlants. Sous les gerbes d’eau, Markus suffoque. Il crie, il appelle.
Le bateau de course disparaît. De nouveau seul et désemparé, Markus fait le bouchon. Etonné d’avoir été pris au dépourvu. De s’être laissé piéger. Sans avirons, ni fusée de détresse, ses idées sur la mort en mer se concrétisent rapidement.


Avec les nausées, la peur. Le froid et le sel, deux jours suffiront pour qu’il entre en harmonie avec lui-même. A trois kilomètres sous la surface. Il n’a même pas de meule d’âne à se mettre au cou pour faciliter le plongeon. Markus râle contre ce coup du sort.

— En plus, une tempête de printemps peut éclater à chaque instant.
A la proue de l’embarcation, ce n’est pas une petite fille en socquettes qu’il croit apercevoir, mais un linceul. La sinistrose plein cadre.
— Sur le radeau de la Méduse au moins y avait-il de l’ambiance. Au début…
L’après-midi passe. Markus a mal au coeur. Des idées à hurler de bêtise viennent encombrer le peu de raison qui lui reste. Mais pas question de se jeter à l’eau.
— Si je saute, je me connais, je vais nager. Dix minutes, pas plus. J’aurai des crampes. Je me noierai d’épuisement, de peur. Alors que je souhaite une mort lucide. Conforme à celle des miens. Saloperie de zodiac. Et cette idée de disparaître en mer... Jamais plus.


dimanche 20 janvier 2008

Chapitre XLII


Markus tend au novice les feuilles gribouillées.
— En échange, dites-moi ce que vous savez sur Fidèle et que je ne trouve nulle part. Lorsqu'il meurt, par exemple, est-il encore amoureux ?
« Avant de prononcer ses voeux, avait-il été un amant passionné. Combien de conquêtes à son actif. Des enfants ? Une veuve séduite et oubliée. Vous devez savoir puisque rien ne vous échappe. Il y a sûrement des notes au monastère. Je vous écoute.
Le convers baisse le nez.
— Vous me faites peur. Je crois que je vais rentrer. En tout cas, en 1613, lorsqu’il frappe à la porte des Capucins, la basoche enflamme toujours son esprit. Surtout s’il s’agit de river le clou à un juge ou de ramener un parpaillot au bercail.


Pour cacher son émotion le jeune homme parle à toute vitesse. Sans respirer.

— Tant mieux, dit-il, si les frères portent la barbe et les cheveux longs. S’habillent de sacs et de cordes. Marchent pieds nus. Fidèle se fond dans leurs rangs. Il n’en sera que plus ardent. Sa devise tient en un mot : convaincre. Par la loi. Par la foi. Par sa parole, sa main au feu.
— Ce n’est pas ce que je vous demande.
— En 1615, il est Supérieur à Feldkirch. En 1620, à Fribourg-en-Brisgau. Dix ans de conversions à bride abattue. Sous Grégoire XV.
— Ce n’est toujours pas ce que je vous demande.
— C’est le patron des juristes. Et l’ami d’un autre Capucin, le Père Joseph. L’éminence grise de Richelieu. Son confident. Fidèle, l’ange de la paix. De plain-pied dans l’histoire.
— Très bien. Je n’insiste plus, dit Markus. Vœux prononcés ou pas, vous êtes déjà Capucin. Soyez-en certain. Vous êtes marqué. Vous avez même le ton ad hoc.


Il le prend par les épaules et le secoue gentiment.

— Et voilà ce que vous vouliez abandonner ! Vous êtes con ou quoi ? Alors, un conseil, un seul.
« Retournez au monastère. Accrochez-vous à la bure de toutes vos forces. Débrouillez-vous. Faites amende honorable. Pénitence. Tout ce que vous voulez. Et devenez discrètement l’amant de la Bonaparte. Elle vous apprendra à faire l’amour. Des pâtes de fruits. Ensuite, vous prierez beaucoup mieux. Vous verrez.
« Un jour ou l’autre, dans cinq ans, dans dix ans, vos supérieurs vous nommeront Père gardien. Sur la Côte orientale ou en Bavière. A votre tour. Mais ne virez pas imbécile, que diable ! Ou, dans un mois, vous finissez sous les ponts. Allez, je m’occupe du reste.


Après le petit déjeuner, Markus, excédé, expédie son trio. Le regarde disparaître dans la colline. Létitia, Pauline et le jeune homme, main dans la main.
Markus se détourne. Regarde la mer. Crie aux goélands le nom de Létitia pour qu’ils l’emportent avec l’écho. La détachent de lui. Il hurle qu’il n’est même pas épris.
— Une simple histoire de cul !
Midi sonne et le chien aboie. Dans l’ordre, cette fois. L’angélus glisse sur le golfe d’une rive à l’autre. La messe pascale doit avoir été dite. Malgré les tarots, les drames annoncés, les vols d’armes, l’île semble respirer normalement.


Markus se déshabille. Il enjambe la balustrade de sa terrasse. Et saute dans la vague, sans effet de style. Les pieds en avant. Le nez pincé entre le pouce et l’index.

Après quelques brasses, détendu, il retourne au zodiac. Jette la fusée de détresse. Vide la réserve d’eau douce. Casse les avirons.
— Je ne suis même plus tenté de partir au large.
Ne restent sur le caillebotis et dans l’annexe surchargée que les cartons de livres. Et un plein d’essence pour traverser le golfe. Aller chez le boulanger, ou à la poste.
Markus revient à sa table. Ne ferme pas ses volets. Ne cherche pas, non plus, à arrêter le temps. Ni à conjurer le sort. Il retrouve la facture du marbrier avec la photo de la tombe de sa mère sur le continent.
— J’aimerais pouvoir parler avec elle. Encore un peu. J’aimerais qu’elle me dise comment cela se passe. Les choses de cette terre m’ennuient tant.


Chapitre XLI


En cette aube de Pâques, Markus supporte de moins en moins ces gens qui le cernent depuis deux jours. Le paralysent. L’empêche de se regarder, de se reconnaître.
Létitia, les Capucins. La Bonaparte. Le martyr et son os, la grande Jésus-Christ. Le médecin, le curé, Trajan. Tous ceux qui l’assaillent avec le sourire. L’engluent. L’étouffent sous leur exaspération, leur amour en bandoulière. Lui volent son temps. Le délogent de sa tour.
— Et le novice qui me demande une chemise...
Encore une minute et Markus, s’il n’y prend garde, s’adressera à quatre pattes, à son frère le loup. L’embrassera sur le museau. Comme le Poverello d’Assise. Il ira roucouler dans les branches des chênes verts avec ses soeurs les tourterelles. Hurlera à la lune sa peur du noir. Caressera ses arbres en murmurant des folies à leurs feuilles.


Dans ce désarroi, seul son lointain aïeul et sa mort, qu’il croit énigmatique, l’émeuvent encore. Lui redonnent un peu de curiosité. Pour vérifier, il ouvre un dictionnaire. Dix lignes. Une gravure. En fait rien, face aux pages données par le Capucin de la montagne.

— Pourtant les détails abondent, dit le novice. A peine égorgé, on débite Fidèle. On distribue ses morceaux. La tête à Feldkirch. Une jambe à Innsbruck. Un bras à Coire.
— Le pauvre, dit Markus, n’en demandait peut-être pas tant. Létitia aura donc intérêt à réviser son opinion sur la répartition des reliques. Un de ces jours, j’irai en Suisse sur le lieu du drame.
— Vingt mètre carrés au bas d’un bout de pré en pente, dit le novice. Pour une fortune.Vous risquez d'être déçu. Les Grisons n’ont pas lâché un centime. Si je ne connais rien aux femmes, je sais tout sur Fidèle. Interrogez-moi. Puis-je entrer et m’asseoir ?
— Précisément, je pensais vous aider à voir plus clair. J’ai une idée. Je vais vous montrer.


Et puisqu’il est dans les listes, les décomptes et les exploits des autres, pour instruire l’Allemand, Markus tente de retrouver ce qui caractérise les jeunes femmes qui rôdent chez des célibataires dans son genre. Que Létitia épie.
— Les noms m’échappent, dit-il. Mais ce n’est pas l’essentiel. Vous le savez sans doute, ici-bas, elles sont plus nombreuses que les hommes. Environ quatre milliards sur six. Disons, pour le moment.
Alors, en vrac, au verso de la nécrologie du saint, sous l’oeil incrédule du convers, il écrit les signes de reconnaissance qui, à son avis, sont leur dénominateur commun.
— D’abord, je mets les excitées. Les faciles, les stables. Les allumeuses. Les exigeantes, les déçues. Les revanchardes... Première colonne.
Le jeune homme est troublé. Markus continue.
— A côté, je mets les occasionnelles, les presque, les pas tout à fait, les offertes, les barricadées. Les mères de famille…
Markus ouvre une troisième colonne dans laquelle il ne retient que les premiers mots de surprise.
— Il faut aussi compter avec les expressions qu’elles emploient. Les pas ici. Les pas comme ça. Les pas maintenant. Les attention, j’ai mal. Les oui plus fort. Les c’est très important pour moi. Les italiennes en été.


Le convers devient cramoisi. Markus, pas très fier, lève son crayon. Et pense, un peu tard, qu’il aurait dû griffonner ses âneries sur une autre feuille. Nuancer la plaisanterie. Glisser une chaleur dans la leçon. Le mot amour ne lui ayant même pas effleuré l’esprit.

Pour se racheter, il dessine une vague Bonaparte ferraillant au pont d’Arcole, un sparadrap sur la bouche.
— Pourvu, dit-il, que celle-là nous fiche la paix.
— Elle attend à la cuisine, dit l’Allemand. A son sujet, justement...


Chapitre XL


Pendant que le garçon s’habille, Markus tente d’évaluer avec lui en combien de fragments un squelette de saint doive être débité.
— Et satisfasse, dit-il, par la taille des éclats,
sans perte d'influence, une vanité de couvent.
La mort, chez lui, reste cette petite fille en socquettes qui saute à la corde et joue avec ses tresses.
— Avec les siècles et les reliquaires, dit le novice, cela doit faire dans les quatre cent cinquante morceaux. Cette chemise me va à ravir. Comment me trouvez-vous ?


Létitia apparaît. Hausse les épaules. Aide à attacher les boutons. Regarde Markus.

— Vos comptes d’apothicaire ne tiennent pas debout. Personne ne joue aux osselets avec les os des saints. Ni ne divise les squelettes par le nombre de monastères. Un tibia suffit à la terre entière. Les évêques gardent les viscères dans du rhum.
— Vous m’avez suivi pour me dire cela.
— Je vous attends depuis hier soir. Sous vos draps. Jabicus ne rentre plus. Je m’en fiche. Je serais venue de toute façon. Je vais vous laisser.
« Mais il y a plus grave. Malgré la Résurrection qui arrive, la mer calmée, les oeufs coloriés, l’île, cette nuit, ne va pas bien. J’ai vu la mort dans les cartes. Des armes ont été volées. J’ai l’impression que nous sommes, vous et moi, en équilibre sur une branche. Qu’au moindre coup de vent, pif paf ! nous allons être emportés. Je voudrais tant me tromper. J’ai préparé le petit déjeuner. J’ajoute un bol.
Markus se demande pourquoi il n’arrive pas à lui dire que Jabicus a passé la nuit chez les moines à faire son métier de médecin. A rassurer. A consoler.
— Dans mon genre, je suis un beau salaud.
— Est-ce que je peux, dit le jeune homme, vous regarder faire l’amour.


Sur un montant de sa bibliothèque, Markus épingle la nécrologie de Fidèle que le Père gardien lui a donnée. Exploits, macérations, rixes en tout genre. Bagarres, conversions. Procès en canonisation. Il y en a trois pages.
— Au moins, celui-là, a-t-il su vivre et mourir, dit Markus. Je ne peux pas en dire autant. Je porte son nom. Mais, sous mon crâne, que reste-t-il de son génie ?
« Fidèle est un philosophe au combat. Un mystique. Moi aussi, dans une certaine mesure. Mais moi je refuse de souffrir en silence. De cacher mes doutes et mes idées sur le suicide. Je veux comprendre. Le Père gardien m’a mis en garde contre ce genre de vanité.
— Il n’a pas tort, dit le novice. A l’époque, la mission de reconquête proposée par l’Eglise est un mandat de mort annoncée. Et ici, aujourd’hui, nous menons le même combat. Croyez-moi. Un jour, j’étais si malheureux que j’ai essayé le cilice. Pour moins souffrir. Horrible ! Les Capucins m’ont remis aux additions de la maison. A propos de chiffres, Fidèle aura vu défiler neuf papes de son vivant. Quinze comme bienheureux. Vingt-quatre avant d’être canonisé.
— Jolie galerie de portraits.


— Et autant de coups de règle sur mes doigts. De desserts supprimés. Je connais par cœur vos trois pages.

« En 1612, écoeuré par la corruption de ses confrères, Fidèle brûle sa robe d’avocat. Et prend celle des Capucins pour reconvertir les nouveaux réformés. Il a trente-cinq ans. Pour ma part, jusqu’à ce matin, je n’ai vécu que sous deux papes. Il y a dix-huit mois, j’ai jeté mon bonnet d’étudiant dans le Rhin. Je ne regrette rien. Maintenant, j’ai besoin d’autre chose.
— Cela n’a pas de rapport.
Une ombre passe sur la terrasse.
— J’ajoute un quatrième bol, dit Létitia.


Chapitre XXXIX


Quatre-vingts virages pour monter chez les moines, quatre-vingts pour rentrer. Markus se laisse descendre, le coeur gros.
La veillée funèbre, le SS, ses filles, les Frères déconcertés, les responsabilités partagées ne lui font pas la vie douce. Il veut être chez lui au lever du jour. Il chantonne.

— Dies irae dies illa... Je vais donner au Père gardien le poignard que Létitia a retrouvé chez moi. Il le glissera, avec un crucifix, entre les mains jointes de l’unijambiste. Après tout, cette arme lui appartient.
Markus pense, en effet, que les trophées ne valent que pendant les conflits. Ensuite, guerre ou paix, les métaux rouillent, les mémoires brouillent les faits. Une nouvelle vision de l’histoire prend le relais. Autant les rendre à leur propriétaire.


— Vous oubliez un détail !

Un accent germanique s’élève du fond de la voiture.
— Au monastère nous ensevelissons les corps à même la terre. Je suis payé pour le savoir, regardez mes mains.
Dix doigts se plaquent sur les épaules de Markus.
— Le sol granitique de l’île est un dissolvant. Si vous deviez vous en séparer, le couteau serait mieux chez ses filles. Hier soir, en mettant le couvert, je ne vous ai pas répondu. Je faisais pénitence. Pour avoir râlé, le matin, en déchargeant vos bûches. Et, l’après-midi, pour avoir dit des gros mots en creusant la tombe du vieux fou.


Dans son rétroviseur, sur la banquette arrière, Markus voit un jeune homme nu qui le regarde en riant. Il reconnaît le convers blond et sportif.

— Quitte ou double, dit le garçon. Je tire ma révérence. Vous aurez bien un costume à me donner. Après, je me débrouille. J’ai l’impression d’être amoureux. Cela me plaît. Cela m’ennuie. Je suis embarrassé. J’ai besoin de conseil.
« Il y a six mois, j’ai essayé d’expliquer ma métaphysique aux Capucins. Je voulais réfléchir avant de prononcer mes voeux. Ils n’ont voulu ni m’entendre ni me lâcher. Depuis l’histoire du SS et de son infirmière, ils cultivent la méfiance. Alors, pour voir, j’ai profité de votre voiture. J’ai laissé mon froc sous le porche.


Markus ne s’étonne pas outre mesure de transporter un Frère mineur en rupture de ban. Seulement, il ne sait pas quoi en faire.
— Si une patrouille de flics nous coince, le problème sera vite résolu.
— Bah ! dit l’Allemand, je sauterai dans le maquis. Vous me récupérerez au retour. Mais croyez-moi, le cadavre du SS doit être enterré en dehors du jardin d’Olmeto. Par humanité. Et à tant faire, vous devriez retrouver les restes de sa femme. Les ensevelir avec les siens. Les filles aimeraient sûrement se recueillir sur la tombe de leurs parents enfin réunis. Un caveau, une dalle. Un chapitre serait clos. Vous avez l’habitude.
— A vous entendre, tout semble simple.
— Ne sommes-nous pas une grande famille. A l’écoute. A l’entraide.


Passant devant le cimetière où sa mère reposait, il y a trois jours encore, Markus pense que le caveau libéré servira évidemment à quelqu’un d’autre. Alors, pourquoi pas, en effet, à ces gens-là.

L’énigme de la sud-américaine lui revient en mémoire. Le sac poubelle. Les breloques retrouvées par les gendarmes. Son émotion devant la petite croix. La barrette à chignon.
Markus pense que si le jeune convers donne un avis, c’est que le père gardien a déjà une idée. Du reste, n’a-t-il pas déjà insisté sur la similitude des noms de famille.
En cette veille de Pâques, Markus redécouvre que la vie, en dehors de ses livres, le distrait encore. Par moments l’intéresse.


En ouvrant sa porte, sous les parfums des jachères qui se mêlent à ceux du large, il croit même discerner une odeur de pain grillé. Cela arrive lorsque la rosée de printemps dissout les effluves des cistes et des lentisques, certains matins.

Markus cherche des vêtements qui puissent aller au jeune garçon.
— Là-haut, dit-il, l’os de Fidèle sorti des oubliettes doit rayonner comme jamais.


vendredi 18 janvier 2008

Chapitre XXXVIII


Jabicus se redresse le premier. S’appuie sur un coude. Sourire en coin.
— Au fait, quelle suite ? Quinsinuez-vous ? Moi, dit-il, je ne vous ai pas attendus, j’ai paré au plus pressé avant de venir ici.
« Mon ami, à qui on a volé la vedette de la procession, a rapidement compris où était son devoir. Sous son contrôle, je serais étonné que quelqu’un parle. Les doigts de ses camarades caressent les gâchettes. Bouche pincée. Dents serrées. Motus absolu. L’omerta règne. En échange, l’année prochaine, il portera la croix. Avec son équipe. Parole d’homme.
« Ce soir, même les gendarmes ne sont plus certains d’avoir cru entr’apercevoir une femme sous la tunique du Catenaccio. Pensez, avec la toison qu’elle a au cul !
« Sous la cagoule, personne n’a vu sa tête en entier. Seul le brigadier pourrait avoir un doute. Lui, je m’en charge. Sa femme consulte à mon cabinet.
« En ce qui concerne mes invités, j’ai vérifié. Pas de problème. Au moment où la fille soulève sa tunique, les Allemands, les Italiens n’ont d’yeux que pour Létitia qui anime la soirée à sa manière.


Markus, qui sait combien Létitia a de qualités, pense que, après tout, ce n’est pas impossible.

— Elle m’a juré, ajoute Jabicus, qu’à ce moment-là les Belges et les Anglais s’endormaient, ivres morts. Quant au Finlandais, rien à craindre. Sur les bords de la Baltique, ce sont les femmes qui portent le bois. Pour ne pas fatiguer les rennes.
« Et puis, cela s’est déroulé si vite. Même Trajan a oublié qu’il avait dormi deux nuits à l’hôpital. Et que je lui avais donné l’autorisation de sortir. Pauline me l’a confirmé.
A la suite de cette explication, tous se relèvent. Markus se demande pourquoi l’on ne construirait pas de nouveaux arcs de triomphe à la gloire de tels héros.
— Donc, pas de fuites ?
— Avec moi, dit Jabicus. Trajan. Le curé. Le père gardien. Et Létitia à la maison. La question ne se pose pas. Reste, évidemment, vos romans à la gomme. Votre littérature inspirée par le malheur des autres.


Markus a un sursaut.

— Si le crétin de service l’affirme...
— On se calme, dit le curé. Le Christ meurt tous les matins pour chacun d’entre nous. Vous deux compris.
— Enfin, dit Jabicus, après tout, lorsqu’une femme prend la place d’un truand dans un défilé, où est le mal ? En plus, si elle arrive à porter soixante kilos, pieds nus, pendant quatre heures, dans des rues en pente, sans broncher, qui peut la critiquer ?
« A votre place, je saluerai la performance d’une telle athlète. Soixante kilos en chêne mal raboté, cela fait lourd. J’en sais quelque chose. Et puis, avant qu’elle ne fasse son numéro chez moi, personne ne s’était aperçu de la substitution.
— Justement, dit le père gardien. Le scandale aurait pu être évité si cette fille n’avait pas été possédée par l’esprit du mal.
— Plutôt l’esprit des poids et mesures, dit le curé. Jabicus a toujours eu tendance à se vanter. Sur la balance, la croix ne pèse pas quinze kilos. Elle est creuse.
La discussion n’apporte plus rien. Le père gardien sèche ses larmes. Il appelle les frères, les deux orphelines. Puis il ouvre la seule porte du couvent restée fermée.


Les sept moines, les deux fausses converses, le curé, le médecin, Markus se bousculent gentiment pour entrer dans la cellule du SS.

En comptant le mort, les cierges, la sacoche de Jabicus, la jambe articulée, la cellule du suicidé est pleine à craquer.
Jabicus ouvre la fenêtre. Revient se pencher sur le cadavre. Lui ferme les paupières. D’un coup de paume, lui remonte la mâchoire inférieure. Avec un scalpel, il enlève sur le bas du visage les traces roses d’acide cyanhydrique que l’on voit mêlées à de la salive séchée, à du sang. Il les met dans un flacon.
Ensuite il enroule une bande autour de la tête. Et s’asseoit au bord du lit de planches à la place laissée vide par la jambe arrachée. Prend son sous-main. Met des croix sur un imprimé. Et le signe. Avant de se redresser pourtant, il palpe le corps. Délace le haut de la robe de bure. Et découvre que le suicidé porte un cilice.


Les frères tombent à genoux. Le père gardien entonne le De profundis. Les filles commencent à s’agiter. Jabicus les force à avaler une demi-boîte de pilules. Prépare des ampoules calmantes.

Markus s’approche du Capucin.
— La grande Jésus-Christ avait donc raison de croire à la conversion de son père. Et cela, non plus, ne vous avait pas échappé.
Markus sort sur la pointe des pieds. Il se retourne sur le seuil de la cellule. Du bout des doigts, il envoie un baiser au Père gardien.


Chapitre XXXVII


Lorsqu’ils descendent de voiture le curé discute encore avec le médecin sur les différentes sortes de moines qu’ils connaissent.
Gyrovague, dit Jabicus, quel programme !
— Une sinécure ! Jamais deux nuits de suite dans la même cellule. Nous sommes en retard. Nos Capucins doivent s’impatienter. Cela va chauffer pour mon matricule.
Ils passent le porche. La première cour. Le vestibule. A leur tour, sans rencontrer âme qui vive.
Le père gardien et Markus les attendent devant la porte du chauffoir. Le curé prend le moine dans ses bras. Il l’embrasse.
— Je sais ce que vous ressentez. Nous avons mené le plus abominable chemin de croix qui soit. Mais au nom de quoi ?
Au regard de qui ? Je n’ai aucun remords. Vous ne devez pas vous sentir coupable. Nous avons fait oeuvre de charité. D’intelligence.


Le père gardien opine, sans conviction.

— Les devoirs de mémoire, dit le curé, la repentance ne trompent que ceux qui veulent être trompés. Personne n’endossera jamais le crime d’un autre. Je ne parlerai pas à la place du crucifié. J’assume mes responsabilités.
Les deux religieux tombent enlacés aux pieds de Jabicus. Dans l’élan, il s’agenouille à son tour. Markus reste debout. Il pense que s’il était sculpteur, il saurait tirer parti de ce groupe insolite. Avec ses creux, ses plis de soutane. Ses respirations. Les interrogations qui hantent l’esprit des deux prêtres.
En tout état de cause, il semble évident que, après ces événements, leur avenir va changer de direction, et ira s’épanouir sous d’autres cieux. Le curé ayant déjà, sans doute, en poche, un plan des banlieues parisiennes, il se persuade qu’elles ne sont peut-être pas sans charme.
De son côté, le père gardien admet déjà que le retour à l’épluchure des pommes de terre ne l’empêchera pas de louer Dieu, même dans les faubourgs de Zadar, en Dalmatie, où son ordre vieillit. Dans ces contrées-là, le Vatican ne vient-il pas, du reste, de programmer la sanctification du cardinal Stepinac.



— Eh bien, oui ! dit le curé, je suis responsable. J’ai proposé, seul, à la basketteuse effondrée devant moi, de prendre la place du supplicié dans la procession.
« Pour la secouer. La remettre en face des réalités. Elle venait de tirer sur son amant qui la trompait. D’apprendre le suicide de son père, cet ancien nazi qu’elle croyait converti.
« Pour un être simple, cela faisait beaucoup en vingt-quatre heures. Mais je la connais. Juste un peu braque. Bonne fille au demeurant. Et les vitamines avec lesquelles on lui gonfle les fesses avant les matches n’arrangent rien sous son crâne. Elle a des circonstances atténuantes.
« Mettez-vous à sa place ! Tous ceux qu’elle aime l’ont trahie. Sa soeur, son amant. Vous, également ! Mais oui. Vous le Gardien des Capucins qui vous êtes moqué d’elle si longtemps. Le couvent qui cautionnait par son silence la vérité travestie. Elle ne comprend plus rien. Elle va tout casser. Tuer encore. Elle me le crie.


Le père gardien endosse d’un coup toute l’ombre du monastère. De l’ordre séraphique auquel il appartient. Les dissimulations, les archives incomplètes, les mensonges, les hébergements, le SS déguisé en saint homme. Il ne sait plus où se trouve le bienheureux François. Ni le soleil. La générosité, le pardon, l’amour, la joie.

— Quant à sa jumelle, ajoute le curé, celle qui a une taille de mannequin, même scénario. Lorsqu’elle apprend le suicide de son père elle se fourre la tête dans la cuisinière à gaz, et attend que le quartier saute.
« J’ai évité le pire en trouvant la seule solution qui me venait à l’esprit. Fatiguer physiquement ces deux grandes bringues. Les épuiser, au moins pour la soirée. A la grosse costaude, la poutre. A l’autre, le rôle de Simon de Cyrène. Dieu m’a inspiré.


— J’aurai donc marché devant celle-là aussi, dit le père gardien.

— Une ou deux, dit le curé, qu’importe. Voilà ! il fallait que vous sachiez. Ne prenez pas cela pour une confession. Je crois que vous auriez eu la même réaction que moi. Mais la suite m’inquiète. La terre entière doit être au courant.
Le père gardien lâche les épaules du curé. S’allonge à plat ventre à la manière des moines d’autrefois, lorsqu’ils priaient. Le curé tombe à ses côtés. Jabicus, ne sachant que faire, se met aussi à plat ventre. Le couloir est bloqué.


Chapitre XXXVI


Le père gardien boit un verre d’eau. Reprend la lecture de la lettre. La voix tremble un peu.
" Une nuit, je vous ai échappé, grâce à la première et seule femme qui m’a aimé. Que j’aime. C’était ici. Nous avons rencontré des gens sur le port. Nous avons pris trois, quatre bateaux. Et vécu des années comme des voleurs. Je ne sais où. Puis ce fut la Sardaigne, le Portugal. L’Amérique du sud. Nous pensions être libres. Peu à peu la vie cessait de s’acharner sur nous. Nous avons eu une maison. Nous nous sommes mariés. Et plus tard, nous avons eu deux enfants.


" Un jour pourtant, la traque a recommencé. Ce n’était pas si grave. L’habitude. Mais les abrutis qui prétendaient nous aider à fuir ont tué ma femme. Par mégarde ? Bien sûr que non. J’ai cru mourir une seconde fois. Je n’ai jamais su, non plus, qui m’a fait retraverser l’Atlantique à fond de cale, mes enfants dans les bras. M’a assis avec elles, un soir de pluie, sous votre porche.
" Vous avez fait croire à mes filles que j’étais entré dans les ordres. Que j’expiais mon passé de nazi. Que je me sanctifiais. Dans l’espoir de les aider à vivre, j’ai cru qu’il fallait adopter votre jeu pervers. J’ai tenu ma parole. Vous n’avez pas respecté la vôtre.


Le père gardien s’interrompt encore. Demande aux moines de conserver leur sang-froid. De prier. Puis poursuit la lecture.

" J’ajoute ce nouveau mensonge à la liste de vos impostures. Je souhaite que mon voyage de retour en Europe qui s’arrête ici, par votre faute, alors que vous auriez dû me rendre à mon pays, efface les traces de toutes les missions honteuses que vous avez entreprises autour du monde. Depuis que votre ordre existe.
" Je vous rends votre jambe de bois. Votre robe de bure. Vos sandales. Si je pouvais je vous rendrais vos pois chiches, vos minestrones. Ce matin je débarrasse votre plancher. Je casse entre les dents qui me restent la capsule de cyanure que j’ai toujours trouvée, comme par hasard, au fond de mes poches. J’ai caché les cahiers de mon journal de guerre ainsi que mes réflexions de vingt ans de vie chez vous sous une des pierres d’angle de l’ancien four à pain. Je demande que l’ensemble soit remis à mes filles. Je meurs en vous maudissant.



Le père gardien se tait. Il montre aux frères la feuille qu’il vient de lire ainsi que l’épingle de nourrice qui la retenait à la ceinture du SS.
— L’empoisonnement remonte à hier matin. Dès que j’ai su, j’ai fait avertir ses filles.
Il se penche vers Markus et lui parle de telle façon que les frères n’entendent pas.
— La plus jolie s’est cachée et, par désespoir, a voulu se suicider. L’autre, la basketteuse, a filé. Et a convaincu le curé de lui laisser prendre la place du truand engagé pour le chemin de croix. En menant la procession, j’aurai marché quatre heures devant elle, sans m’en apercevoir. Elle a ridiculisé l’Eglise. Je ne sais pas laquelle des deux est la plus coupable.
Le père élève la voix.
— Nous devons prier pour elles. Leur pardonner. Nous soumettre à la volonté de Dieu. Garder notre sérénité. Maintenant, regagnez vos cellules. Je retarde les vigiles. En ce qui concerne les complies, nous verrons. Je dois recevoir le curé et le médecin. Faire établir le constat de décès. Les papiers. Les vérifications. Une autre épreuve nous attend cette nuit. Nous veillerons le corps du SS. La tombe creusée pour le recevoir est prête. Je vous appellerai. Le chapitre est levé.


Les moines sortent, la tête perdue dans leur capuce. Le père gardien et Markus restent assis. Seuls. Face à face.

— Donc, dit Markus, vous voilà avec ces nouvelles hypocrisies sur la conscience. Votre os, votre cadavre sur les bras. Et moi avec la certitude d’être, maintenant, le dernier Sigmaringue mâle vivant dans l’île. L’espace d’un instant j’ai cru que vous alliez me proposer une réunion de famille. Ou me marier avec une arrière-petite-cousine.
Le Capucin lui tend une enveloppe.
— Voici un aperçu de la nécrologie de saint Fidèle. Vous la lirez à tête reposée. Ce que vous avez appris est déjà noté dans nos livres. Les frères verront cela plus tard. Le nom des Sigmaringen, pour nous, a toujours été plus important qu’un sauf-conduit. Vous avez le droit de vous moquer de nous.


Chapitre XXXV


Visiblement les frères ne s’attendaient pas à cette sortie. Ils semblent désorientés. La pénombre les rend encore plus émouvants.
Exception faite pour la soeur qui apporte les hosties et repart aussitôt avec du linge et des chasubles à recoudre, c’est la première fois, depuis l’épisode de l’infirmière, que des femmes restent si longtemps au monastère.
Markus, qui n’a pas ouvert la bouche depuis le début de la séance, demande au père gardien s’il ne regrette pas de l’avoir invité à cette réunion.
Le moine prend le même ton.
— Un jour ou l’autre, j’aurais bien été obligé de répondre à la question que vous m’avez posée l’autre hiver. Combien de Sigmaringue sur l’île ? Question reformulée chez vous ce matin. Dans cette affaire, c‘est vrai, vous êtes partie prenante. Avec les autres Sigmaringue, à une lettre près. Une consonne. Pas grand chose. Un « n » minuscule.
Il n’empêche.


Markus écoute sans comprendre.
— Si, un après-midi d’ennui, dit encore le Capucin, vous n’étiez pas aller traîner à la bibliothèque du monastère de la Visitation, vous n’auriez sûrement pas entendu parler, si tôt, du tibia de saint Fidèle que nous conservons ici. Et nous ne nous serions peut-être jamais autant intéressés l’un à l’autre.
— Vraisemblablement.
— Au retour du SS, j’ai moi-même ôté le reliquaire de la chapelle. Je l’ai mis à l’abri de toute curiosité. La sienne en particulier. Dans la cachette, là, derrière vous. Je l’y aurai laissé vingt ans. Jusqu’à la nuit dernière.
« Je viens de le remettre à sa vraie place. Parce que les choses vont enfin évoluer. Même si vous êtes cinq Sigmaringue remuants sur l’île. Que vous faites un peu trop parler de vous, ces temps-ci. Le saint. Vous. Les deux filles. Et leur père, le dernier commandant de la forteresse de Königstein, le colonel Manfred Sigmaringen. Au moins ce qu’il en reste.
Markus ne sait que répondre. Le père gardien sort un papier de sa bure. Le déplie. Le lit.


«
J’ai été élevé au sein des jeunesses hitlériennes dans le culte du Führer. La haine des autres. La certitude du bon droit. De la victoire. Si je fais le compte de mes nuits, j’ai plus souvent dormi appuyé contre ces murs que toute votre communauté réunie. Voilà ce qui m’autorise à vous écrire ces quatre lignes. Je suis un vieil invalide pourrissant. Presque aveugle. Mes blessures m’épuisent. Vous m’avez caché, soigné, nourri. Vous vous êtes compromis pour moi. Je devrais vous remercier, je n’y arrive pas.
« Je descends d’une famille de soldats saxons dont tous les hommes, depuis des siècles, meurent les armes à la main. Sous le Troisième Reich, nous avons encore donné notre sang sur les champs de bataille. En France, en Pologne, en Russie, en Prusse orientale.


«
A quinze ans j’ai suivi leurs traces. Dans le seul but de sauver votre monde des goulags. De l’idéologie soviétique. De la peste rouge. J’aurais dû disparaître en combattant avec mes hommes. Je ne sais pas qui a ramassé mes morceaux. Ni qui m’a fait garde-chiourme. Mais pendant six mois, commandant de la forteresse de Königstein, j’ai cru renaître. Puis j’ai été capturé par les cosaques. Je me suis évadé. Je ne sais pas, non plus, quelle mission humanitaire m’a ensuite pris en charge avec deux vieilles badernes. M’a emmené chez vous. Ma mémoire disparaît lorsque je me bats pour survivre. Votre amour du prochain est la pire des prisons. »

jeudi 17 janvier 2008

Chapitre XXXIV


Markus se demande dans quel règlement de compte il s’est laissé entraîner.
Deux choses lui semblent évidentes. La chronologie de ces hébergements est classée dans les archives du couvent. Et les deux vieux SS ont passé l’arme à gauche avant que les moines assis autour de cette table n’aient eu l’âge de prononcer leurs voeux.
Alors, que quelques centaines de nazis aient été éliminés d’une balle dans la tête au coin d’une rue, suicidés en prison, ou que ces deux-là aient fini leurs jours à l’abri du couvent dans une ravissante cellule blanche, n’intéresse plus beaucoup de monde. Mais le problème demeure entier pour le survivant.


Le Capucin reprend le registre. Le feuillette. Le range en soupirant.

— L’unijambiste, dit-il, a un autre parcours. Peu après son arrivée, il fait scandale.
La toute jeune fille qui, au printemps de 1946 apporte des cerises aux moines, commence des études d’infirmière.
Pendant ses vacances, tout naturellement, elle propose de soigner l’allemand blessé. De l’aider à marcher avec la jambe articulée que le couvent lui a achetée.
Avec les hésitations et les faux-pas, les pertes d’équilibre et les fous rires, les bras à la taille et les doigts qui se prennent, leur jeunesse les rapproche. Et les noue très vite l’un à l’autre. Une nuit d’été ils disparaissent.
— Vous connaissez la suite, dit le Père gardien.
Markus pense qu’il s’adresse à lui. Il fait non de la tête. Le Capucin sourit. Et tandis qu’il consulte de nouveaux classeurs sur d’autres rayonnages, il demande aux moines s’il y a des questions.


Rayon des années soixante-dix. Silence. Rayon des années quatre-vingt. Silence. Puis quelques murmures. Le Père s’y attarde en hochant la tête. Il commente doucement. Se parle à lui-même.

Au fil des vocations qui suivent les conflits, et la disparition des moines âgés, une nouvelle génération de Capucins remplace l’ancienne. Pleine d’ardeur.
La vie tourne. La chronique est légère. Au rythme des saisons, François d’Assise ne cesse de l’inspirer. Un chat recueilli. Une attelle à la patte d’une chevêche. La recette pour conserver les mandarines.
Et une nuit, juste après la nomination de l’actuel Père gardien, l’unijambiste, plus misérable que jamais, deux filles en bas âge sur les bras, vient frapper à la porte du monastère.


Ce soir, le mutisme prolongé des frères exprime bien ce qu’ils pensent de cette affaire. Le Père bénit sa petite communauté. Reprend sa lecture.
Dans cette ambiance de chasse aux nazis qui trouve un second souffle pendant les années quatre-vingt, le réseau de sauvetage des soldats traqués fonctionne à nouveau. Pourtant si, dans les archives du couvent, on trouve mille détails de la vie quotidienne, aucune allusion n’est faite aux cerveaux qui dirigent les opérations. Aux officines qui collectent les fonds. A ceux qui fabriquent les papiers. Répartissent les voyages. Le cloisonnement est parfait.
Qu’y pouvions-nous ? Un si petit maillon de notre ordre a-t-il seulement l’ombre d’une responsabilité.
« Cette nuit-là, je tiens le chapitre jusqu’au lever du jour. Quand sonnent les laudes, à la majorité, nous votons l’accueil de l’ancien pensionnaire parti autrefois en compagnie de l’étudiante. Mais pas en fils prodigue, croyez-moi. Et sans veau gras. C’est noté en toutes lettres.
« Le jour même, les fillettes sont confiées à la garde d’une marraine de leur mère qui habite près du port. Ainsi, ce qu’il reste de sa famille n’est-il pas trop dispersé. De temps en temps nous organisons des rencontres. Autant que faire se peut. Apparemment la curiosité des voisins n’est pas éveillée.
« Aujourd’hui, ces enfants sont devenues des femmes. Elles ont dîné avec nous. Pour le moment, elles essayent de se reposer dans la cellule d’à côté.


Chapitre XXXIII


Pendant le Carême jusqu’à Pâques, après les vêpres, les moines dînent à la lumière du jour. Dans l’observance de la règle.
Les changements d’heure au printemps, en automne, ne facilitent pas la régularité des horaires. Il arrive que l’office du soir, à la recherche d’un peu de clarté, aille et vienne dans l’après-midi, entre quinze et dix-sept heures.
En attendant, à grands coups de louche, la lessiveuse de minestrone se vide sans que l’on n’ait besoin d’allumer une lampe. Après le bruccio, avant les fruits, sur un regard du Père gardien, les deux immenses filles habillées en converse regagnent leur cellule.


Le crépuscule s’installe lorsque, la dernière banane avalée, les moines se lèvent à leur tour. Après une courte prière, ils vont dans ce qu’ils appellent le chauffoir.

Sans être plus douillette qu’une autre, cette pièce sert de salle de réunion et de bibliothèque. C’est là, du reste, que Markus a pu voir le reliquaire ainsi que le minuscule éclat d’un tibia de saint Fidèle qu’il avait d’abord pris pour un morceau de bois.
Le Père gardien invite les frères à s’installer. A se recueillir. Reste un tabouret vide contre le mur. Markus s’asseoit à califourchon sur la seule chaise du chauffoir, les coudes au dossier.


Le Père gardien ouvre une grille vers l’angle de la fenêtre. Dans la partie réservée aux archives, il prend et feuillette un registre au milieu du rayon de la décennie quarante.

Il lit pour rafraîchir la mémoire des moines et informer Markus.
« 1945, 25 juillet. Notre supérieur part en mission pour Mayence, chez nos frères franciscains de Kloster Mariental.
« 27 juillet. Séjour du Père gardien prolongé. Voir classeur vert. Quatre lettres. Nous recevons aussi des nouvelles par téléphone. Nous apprenons que plusieurs officiers SS qui cherchent asile à l’ouest dans des couvents sont repris par les polices militaires.
« 5 août. Annonce de retour. Le Père gardien demande de prévoir une garde-robe pour trois convers. Nous repeignons des cellules, préparons les lits.
« 15 août, vingt-deux heures. Ils arrivent. Le Père va directement à la chapelle. Triste état des voyageurs en civil. Bandages sales. Blessures. On apporte des bancs.
« Ils attendent la fin des complies dans le vestibule. Deux d’entre eux paraissent très âgés. L’autre qui a l’air d’un enfant traqué n’a qu’une jambe. Il s’évanouit à plusieurs reprises. Nous les conduisons à la pharmacie. Le monastère s’endort. Le reste de la nuit passe calmement.


Le Capucin ferme le registre. Affaire simple. Le couvent a recueilli et caché des officiers nazis quelques mois après la fin de la guerre. Les moines le savent. L’évocation de cette période les met toujours mal à l’aise.
Au cours de ces années de trouble, de nombreux criminels de guerre ont échappé à la justice. Grâce à des complicités civiles, religieuses. Des réseaux de cachettes, de passages. Des connivences. De la politique partout.
Aujourd’hui, les frères supportent encore difficilement le souvenir de ces hébergements dont ils ne comprennent pas la justification. Pour ces moines nés au retour de la paix, les autorités de leur ordre, aussi puissantes et charitables fussent-elles, n’auraient pas dû se croire au-dessus des juridictions internationales.
Reste à savoir si, au moment des cataclysmes, les moines, dans leur élan de générosité, n’outrepassent pas leur mission de charité, de secours aux prisonniers. Si leurs supérieurs ne sont pas, eux-mêmes, victimes d’enjeux qui leur échappent. Si, de leur côté, les pays ont encore des règles applicables.


Au monastère, la question des nazis de dix-huit ans à secourir ne se pose sans doute plus. Mais la cause semble à peine entendue.

Au mieux, les Frères qui ont leur âge admettent-ils que, s’il est normal d’aider de jeunes criminels à reprendre des forces, il est nécessaire, ensuite, de les inviter à aller se faire pendre ailleurs. Ils savent aussi, comme tout le monde, que la plupart des chefs SS, condamnés à la prison, ont été graciés et libérés avant la fin de leur peine. Ce qui brouille leur vision éthérée de la justice.
Le débat reste ouvert lorsqu’il s’agit de soustraire aux tribunaux des criminels âgés dont les jours sont comptés.
— Combien survivent encore ? En conscience, cela me dépasse, dit le père gardien. Chacun d’entre vous a une opinion que je dois prendre en considération puisque la situation évolue rapidement. Il serait sage que nous consignions nos sentiments par écrit. Je vous suggère de mettre vos réflexions sous enveloppe. Et au coffre jusqu’à ce que, très vite après les événements que nous vivons ces heures-ci, nous choisissions d’en débattre. De les lire. Ou de les détruire.
Le Père gardien boit un verre d’eau.


Chapitre XXXII


Dix assiettes. Sept ronds de serviette. Trois serviettes à carreaux. Le couvert mis, toujours sans un mot, le moine aux pieds poussiéreux quitte le réfectoire.
Markus s’asseoit sur un tabouret. Attente. Intelligence et âme vagabondes. La cloche du couvent tinte. Le capuce en arrière, le Père gardien qui, ce matin, l’a invité, vient enfin près de lui.
— Je sais à quoi vous pensez, mais ne rêvez pas trop. Nous n’avons aucune preuve certaine de la venue de Fidèle dans nos murs. J’y ai cru un moment. Il y a d’autres pistes. Je n’ai pas renoncé à chercher. Nous trouverons peut-être.
« J’ai réfléchi à ce qui nous préoccupe. Il est préférable que nous commencions par dîner. Puis je réunirai les frères. Ils ont travaillé dur aujourd’hui. Ils sont épuisés. Je m’en suis rendu compte pendant l’office. Ils somnolaient. Les deux plus jeunes ont dû creuser une tombe.
« Nous sommes si peu nombreux. En plus du service de Dieu, mille tâches nous incombent. Le potager, l’entretien de la toiture. Chaque jour, notre volonté de redonner à ceux qui l’ont perdu un visage d’homme. Leur dignité. Pour l’instant, les frères sont sous la douche. Ils ne tarderont pas.


Markus trouve que le Père gardien porte à ravir le nom de sa fonction. Responsable, généreux, souriant. L’oeil qui frise, les bras ouverts, les doigts de pied intelligents. Il le verrait très bien courir dans les prés en compagnie du Poverello, parmi ses amis d’Assise.

— Avec vous, dit encore le Capucin, nous avons ce soir deux autres invités. Des jeunes femmes. La Catenaccio d’hier et sa soeur. Elles ont besoin d’assistance. Restez discret. A table il est préférable que vous ne parliez pas. Si vous avez, néanmoins, quelque chose à dire, adressez-vous à moi par signes. Vous vous assiérez à ma droite. Pardonnez notre ordinaire frugal. Ne vous étonnez pas.



Au bout d’un moment, la tête sous le capuchon, deux moines immenses entrent en hésitant. Le Père gardien les invite à s’asseoir.
— Pour éviter tout malentendu, dit-il à Markus, j’ai demandé à ces jeunes femmes de revêtir les plus longues coules que nous ayons. Elles ont ouvert les ourlets. Mais depuis que, cet après-midi, je les ai emmenées au monastère, avec l’accord de la gendarmerie, quelque chose ne va pas dans notre communauté. Les frères ont les yeux partout.
— Fallait-il vraiment inviter ces filles ?
Arrivent cinq autres Capucins. Chacun prend son escabeau. S’installe à table. Un sixième apporte une soupière aussi grosse qu’une lessiveuse. Il la pose sur son propre tabouret. Verse deux louches dans chaque assiette. Le bénédicité expédié, le Père gardien déplie sa serviette.
— Au menu, minestrone. Fromage de brebis et du vin de notre maison de Cefalù à Palerme. Nos frères nous ont fait cadeau de plusieurs bouteilles. Qu’ils soient remerciés. Bon appétit.


Markus s’aperçoit alors être le seul à prendre sa cuillère.

— Mon champagne attendra donc.
Autour de la table, les moines semblent figés devant leur rond de serviette. Le réfectoire baigne dans la lumière indéfinissable que rendent, en cette fin d’après-midi, les pierres de granite rose. Le silence les fait apparaître plus douces encore.
— Comme chez moi, dit Markus, mais sans le murmure de la mer.
Intrigué, il repose sa cuillère. Le Père gardien regarde les moines qui l’entourent sans qu’un cil chez eux ne batte. Visiblement la contestation soude leurs rangs.
— Je vous ai promis une explication, je vais vous la donner. Mais après le repas. Par amour du Seigneur, détendez-vous. Reprenez d’abord des forces. Vous allez en avoir besoin. Pas question d’obéissance. Mais de santé.
« Sachez que nous aurons encore une nuit sans sommeil. Demain, n’en parlons pas. C’est Pâques. Dans deux heures le curé du Catenaccio sera là, avec un médecin. Mangez, je vous prie, avant que ce ne soit froid. Et buvez, que diable ! un grand verre de ce vin. Celui-ci n’est pas dilué. Ensuite, café.