dimanche 6 janvier 2008

Chapitre XVIII


Létitia reçoit les derniers invités, accepte leurs bouquets et leurs hommages. Elle revient près de Markus.

— Ce qui m’a amusée, c’est d’apprendre que vous étiez son treizième amant. Que vous la partagiez avec un académicien qui gardait son bicorne sous le lit lorsqu’il lui faisait l’amour. Et ensuite avec un énarque du tour extérieur qu’elle a fini par épouser. Enfin, c’est ce qu’elle écrit. Dans ces cas-là, les femmes exagèrent toujours. Mais, après votre passage, quel désastre ! Dans quel état l’aviez-vous laissée pour qu’elle distille un tel fiel.
« A propos, ce soir, nous devrions lever nos verres à ce nombre treize. Treize à la santé de Jérusalem. Treize à celle de la fille et de ses amants. Et ne sommes-nous pas le treizième du mois ? Je parie qu’elle a grafouillé cette espèce de journal intime pour vous jeter un sort. Vous porter la guigne. Vous clouer sur une croix, en chouette, comme à la campagne, les pattes et les ailes écartées. Et bricoler, à bon compte, une chasteté réinventée, en vue de son mariage, cela crève les yeux. Je connais ce genre de femme. Rassurez-vous, je ne dirai rien.


Létitia abandonne Markus. Retourne à ses invités.

— Si nous n’attendons plus personne, allons, mes amis, à table ! Oursins. Langoustes. Nous nous mélangeons. Un Anglais, moi, un Italien ou un Norvégien. Sigmaringue là-bas. Continuez à vous installer. Retenez votre place. Ce soir nous sommes treize. Qu’est-ce que je raconte ? Nous sommes vingt-cinq. Ou trente. Je ne sais plus. Markus avec ses histoires me fait perdre la tête.
La rumeur de la procession qui arrive envahit la salle à manger. Markus n’a pas le temps de répondre à Létitia. D’évoquer, comme il l’aurait souhaité, la mémoire si brûlante de Trajan. L’effroi de son ami face à une mort inadmissible. Son corps transporté hors de la bergerie. Mis en voiture. Les enfants. Les chiens autour.
Markus a tant à dire. Voilà pourquoi il n’est pas resté chez lui. N’a pas repris tout de suite la mer. Il a voulu témoigner. Mais les cris, les chants et les prières couvrent déjà les voix, dispersent les conversations.


Entre les réverbères, parmi les lampions, les cierges, les appareils de photos, cent mètres de foule précèdent un immense gaillard, cagoulé comme un bourreau du Moyen Age, enchaîné, plié en deux par une poutre de toit.

Deux cents autres mètres ferment, tant bien que mal, cette procession. C’est le Catenaccio. Une chenille boueuse, lourde, odorante. Une masse rouge, noire. Fumante, sonore, et triste. Scintillante de breloques, de clochettes, d’encensoirs.
Un chemin de pleurs. De souffrances. Venu d’Espagne avec l’invasion des Aragonais, et que, siècle après siècle, la paroisse a fini par intégrer. Un opéra à grand spectacle, entretenu pour la mostra. L’opinion publique. La sympathie aussi de quelques truands en cavale qui s’y faufilent et demandent pardon, parfois. Paraît-il. Des autonomistes venus renouveler leur idéal. Des séparatistes inquiets. Et la foi, évidemment.
Un curé et des enfants de choeur marchent en tête. Un moine en capuce les précède. Donne la cadence. Markus écarte l’idée que Fidèle de Sigmaringen, jadis, aurait peut-être été heureux, lui aussi, d’animer un tel cortège.


Dans la salle à manger, Jabicus gesticule, tout excité. Soudain, il sort d’un bahut une brassée de fusils. Les pose sur la table avec un panier de cartouches. Parmi les couverts. Puis ouvre une fenêtre.

— Attention, il approche ! Prenez les armes. Elles sont chargées. Vous ferez feu à mon signal. L’enchaîné va tomber. Sa première chute. Sous vos pieds. A notre station, la troisième. Le curé l’a spécialement fait déplacer pour Létitia. Regardez avec quel sens de la composition ma femme l’a fleurie.
« Vous tirerez en l’air. Evidemment. Comme il est d’usage de saluer un condamné. Ne lui faites pas peur. Même si cela vous amuse. Surtout si vous n’êtes pas croyants. Il incarne le Rédempteur. Encouragez-le. Rendez hommage à la performance. La croix est terriblement lourde. Du reste, l’Enchaîné de ce soir est un ami d’enfance. Un sacré bonhomme. Cette nuit peut-être dormira-t-il en prison.
Jabicus ouvre le manuel de piété que lui tend Létitia.
— Puisque nous ne l’entendons pas, voici ce que dit le prêtre : C’est par sa chute, quand je succombe, qu’il me ranime et me rend la ferveur.
« Regardez ! le Catenaccio trébuche. A trois, on tire. En l’air. Vous y êtes ? Après, vous rechargerez les fusils. Une seule fois. Je compte.

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