jeudi 17 janvier 2008

Chapitre XXIX


Entre les lignes de la Convention de Genève de 1929, celles qui concernent les prisonniers de guerre, il faut lire que, s’il a des droits, tout officier a le devoir de s’évader. A ses risques et périls.
Repris dans différentes conditions, le père de Markus, Edouard Sigmaringue, a été blessé et torturé. Les coups de crosse ayant été donnés aux même endroits, ses coudes, ses genoux cicatrisent mal.
La mort dans l’âme, il met au point un nouveau plan d’évasion auquel il n’aura pas la force de participer. Le soir même de l’opération, l’un des deux officiers est capturé. L’autre semblerait avoir réussi à s’échapper.
L’oflag le verra pourtant revenir le lendemain, avant l’aube. Entre des soldats, et assez mal en point. Au moment de l’appel. Dans cette cour de la forteresse où, dès sa prise de fonction, le SS a fait dresser un poteau d’exécution.


L’adolescent commandant écume de rage. Comme à chaque tentative, il rassemble ceux qu’il soupçonne de préparer des actions. Sa badine à la main, il regarde en souriant le père de Markus. Et compte un homme sur dix.

Le lieutenant Sigmaringue sait que les Romains décimaient ainsi leurs prisonniers. Il arrache sa chemise. Sort du groupe des suspects. Se dirige vers le poteau contre lequel il s’adosse, bras croisés.
— Comme au cinéma, disait mon père.
Le commandant donne l’ordre de le ligoter. De lui bander les yeux. Mais Edouard Sigmaringue refuse la corde, le chiffon.
Une voix s’élève chez les prisonniers.
— Convention de Genève !
Aussitôt, cinquante autres voix scandent ensemble.
— La convention ! La convention !
La scène se cristallise. Le nazi ordonne à ses hommes d’épauler leur mauser.
Il attend un moment. Avance vers le lieutenant Sigmaringue. Nez contre nez. Enlève la sécurité de son revolver.
— La prochaine fois, dit-il, pas de peloton. Je vous abats. Je vous bouffe le foie. Comme au Japon. Vous avez ma parole. Convention de Genève, ou pas. Je hais les fiers-à-bras qui font semblant de narguer la mort.


— Vivre ou mourir. En toute bonne foi, me dit mon père, j’aurais été bien incapable, ce matin-là, de choisir. Je parle allemand mais, sous l’émotion, je n’ai rien compris. Rien entendu. Ce sont les autres qui m’ont raconté.

« Depuis, il m’arrive de croire que je fais du supplément. Impression bien connue. Une heure après, pourtant, cette peur de recevoir une balle dans le crâne me paraissait encore intéressante à étudier. Aurais-je souhaité qu’elle se reproduisît. Je tremblais toujours. De froid peut-être. Je ne sais pas.
Un jour, mon père me demanda de m’asseoir près de lui. Il souriait d’un air ironique.
— Alors, dis-moi, toi qui as maintenant l’âge de raison. Toi qui discutes à perte de vue sur les mérites des saints et des hommes curieux de l’au-delà. A cette époque, ma mort aurait-elle été pour toi un acte de bravoure. Ou un suicide ?



— Satisfaite ? Saura-t-on jamais, dit Markus, qui décide quoi dans ces moments extrêmes. Coïncidence ? Aubaine ? La vie gagne souvent.
— Votre SS, dit Létitia, se rend pourtant au lieutenant Sigmaringue. Où est le hasard là-dedans ? Votre jeune nazi m’apparaît moins abruti et pavlovisé qu’on ne le croit. Sans doute parce que son père a un air de famille avec le vôtre. Que son nom ressemble au sien.
— Supposez ce que vous voulez. Mais la pensée que mon père aurait pu se suicider par personne interposée me séduit assez. Dans le droit fil de celles qui me préoccupent.
En tout état de cause, l’unijambiste n’a sûrement pas le temps de s’attarder sur de telles hypothèses. De faire du sentiment, ou de la généalogie. Depuis quelques jours, l’armée rouge déboule au galop.


Les villes d’Allemagne disparaissent sous les tapis de bombes. Liaisons coupées. Intendance en fumée. Sauve qui peut ! La jambe de bois, cent fois promise et annoncée, n’arrive pas. Survivant dans son unique botte, le SS craint, d’une seconde à l’autre, d’être volé aux Français. Et d’aller finir ses jours dans les camps sibériens.

— En admettant qu’il y parvienne, dit Létitia. Je me mets à sa place.
Une chose est certaine, lorsqu’il tend ses armes au père de Markus, ce jeune hitlérien, qui ne sait que tuer, joue son va-tout pour sauver sa peau. Dans le manuel de survie, il a dû lire qu’un seul soldat français libéré a peut-être plus de compassion que tous les moujiks cavalant sur la citadelle, leur kalachnikov à la main.
— Je n’ai jamais vu, disait mon père, une lueur de compassion dans ses yeux.


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