mercredi 2 janvier 2008

Chapitre XV


Markus se rendort en pleurant sous le vent d’est qui a rafraîchi les quelques hectares du golfe. De la mer intime.
Deux kilomètres d’une rive à l’autre. Jetée, village, port, à peine étalés. Phare et balises. De la brume au pied de la colline. Le soleil revient. Midi chien, aboie sonne. Dans n’importe quel ordre.
L’angélus du soir réveille Markus. La mort de Trajan lui coupe le souffle. Il n’a même plus la force d’entasser d’autres exemplaires pour le prochain zodiac. Ses amis ne le laisseront donc pas tranquille pendant cette fin de semaine sainte.
Markus soupire. Il pense à Lothar, son lointain cousin du Bade-Wurtemberg, dont il reçoit parfois des nouvelles et qui, lui non plus, ne lit pas. A l’exemple de Jabicus. De tant d’autres.


Mais Lothar, le Souabe, va au-delà. Il a horreur des livres. Il jette même ceux qu’on lui offre. Par mégarde, par plaisanterie. Ou il les brûle, au fond de son jardin, sans trop comprendre son geste. Dans la tradition nationale-socialiste d’un 10 mai 1933 à Berlin. La haine en moins, peut-être.

Il n’imagine pas que d’un horizon à l’autre de la planète, d’un millénaire à l’autre, les nuits au cours desquelles les hommes détruisent la pensée des autres hommes se ressemblent toutes. Avec un livre. Avec cent mille.
Catholique perdu chez les luthériens, Lothar a même détruit les bandes dessinées de sa femme qu’elle conservait au fond de leur cave. Et s’il ne s’est jamais embarrassé d’explications, c’est peut-être aussi parce que son nom de famille, pas plus que celui de son pays, ou celui de sa religion, n’ont jamais tourmenté cet être assez rudimentaire.
Sigmaringue, en effet, aux portes de la Forêt-Noire, sur les bords d’un Danube qui naît à peine, se prononce Sigmaringen. Et la petite ville qui ne sent pas le soufre, qui a oublié la douleur des fours crématoires, ignore Céline.


Lothar, ce Simplicissimus plutôt bigot, vivait donc heureux chez lui, sans états d’âme et sans livres. Jusqu’au jour où Markus, se promenant dans les parages, lui annonça, mi-figue mi-raisin, qu’il descendait, lui aussi, vraisemblablement, avec son nom à coucher dehors, d’un rameau mal taillé de leur arbre généalogique.
Celui qui donna, certes, un nombre impressionnant de médiocres, mais aussi autrefois, par la grâce de Dieu, un saint capucin. Le premier de l’ordre. Le protomartyr.
— En 1746, précisa Markus. Cent vingt-quatre ans après avoir mis fin à ses jours. Le dimanche 24 avril 1622.
Le sang de Lothar ne fit qu’un tour. Dans son système religieux mis à l’épreuve, un saint ne pouvait avoir de progéniture ni, surtout, s’être suicidé.
— Je n’étais déjà pas très malin, dit-il. Maintenant j’apprends que je suis maudit. Il ne me reste qu’à aller prier sur sa tombe. Et lui demander conseil.
— Il n’a pas de tombe, dit Markus. Il a eu la tête tranchée. Et son corps a été découpé pour être dispersé aux quatre coins du monde dans les monastères.
L’Allemand était bouleversé. Après un silence de plusieurs siècles, Dieu l’informait brutalement d’un crime à nul autre pareil. Et le désignait donc, sans aucun doute possible, lui, le rejeton mal fini de la dixième génération, pour l’expier.
La discussion dura toute la journée. Et à la brasserie, la nuit fut passablement mouvementée. A l’aube, devant la porte de leur maison, la femme de Lothar retrouva son mari, seul, ivre de bière, endormi dans une brouette.


Effrayé par la réaction du garçon, Markus s’était éclipsé. Pas très fier d’avoir cédé à l’envie de semer le trouble dans cette âme simple en racontant un peu n’importe quoi. Mais, s’étant pris à son propre jeu, il était maintenant curieux de savoir si une relique du saint ne serait pas tombée, par hasard, sur son rocher.

Revenu dans son île, Markus alla aussitôt frapper à la porte du couvent des Capucins d’Olmeto. A une heure de chez lui, dans la montagne.
D’abord étonnés d’avoir devant eux un homme qui s’appelait réellement Sigmaringue, les moines confirmèrent à Markus que, fantasmes de paternité et suicide mis à part, l’histoire et le sacrifice de saint Fidèle étaient bien réels. Et ils lui montrèrent le petit morceau d’os dont ils avaient la garde.


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