jeudi 31 janvier 2008

Chapitre L


Markus, dans le froid qui l’envahit, perd la notion des réalités. Le souvenir de sa promenade en zodiac lui remet le coeur au bord des lèvres.
Il ferme les yeux. Sa tête bourdonne. Son corps brûle. Il continue pourtant de passer sa mauvaise humeur sur le Père gardien.
— Vos moines, à l’époque, sont-ils conscients de ce qu’ils imposent à Fidèle. Et où donc ? Je vous le demande. Ni à Genève ni à Paris où tout se passe au grand jour. Mais au désert, aux cailloux. A la solitude. A Seewis. Le bout du monde des montagnes. Pour cacher quoi ? Une mort sanctifiée. Tu parles ! Savez-vous où se trouve Seewis ? Moi non. Pas encore. La Rochelle, oui.
« Vous me faites penser à ces charlatans qui expliquent aux agonisants que la mort ressemble à une partie de plaisir. Qu’un saint complaisant les attend, avec une tasse de thé, de l’autre côté d’un tunnel de lumière. Et leur demande, leur curiosité assouvie, s’ils souhaitent rester dans l’au-delà. Ou rentrer à la maison.
« Le suicide comme une partie de plaisir. La mort pour voir. La mort comme une excursion. Avec billet aller et retour. Un comble. Du reste, ces imposteurs ont-ils peut-être même collé sur leur fascicule de racolage le portrait de Fidèle.


Markus se met à genoux, les yeux au plafond. Il ouvre les mains. Et fait le saint qui prie.

— La plupart des saints sont représentés dans cette attitude, dit le Père gardien. Vous vous laissez prendre au piège de l’imagerie d’Epinal.
— Et moi, je ne pense pas que les Capucins du XVIIème siècle devaient boire ce sang de ma famille pour fixer le renouveau de leur ordre.
« Combien de fous furieux, d’adultères, d’amoureux déçus, d’assassins avez-vous répertoriés dans vos annales avant qu’ils ne prennent la bure et ne meurent apparemment pour les autres. A vérifier, non ? Comme l’on dit chez vous.
Vous n’êtes pas sérieux. Que recherchez-vous en radotant sur cette idée de suicide ? Faites de Fidèle un malade mental, tant que vous y êtes. Ou, pourquoi pas, un Casanova des alpages. Désespéré et impuissant à trente-cinq ans. Je vous en prie, essayez de dormir. Avec son cocktail d’intraveineuses, Jabicus vous a mis la tête à l’envers.


Reste la sexualité, effectivement. Fidèle, comme tant d’autres, connaît le monde en entrant dans les ordres.
Un avocat dans le vent, beau gosse, passant dix ans à la cour des Hohenzollern réputée pour le désordre de ses mœurs, a sûrement laissé derrière lui quelques sentiments partagés.
Du reste, à la fin de ses études, Fidèle n’envisage pas de quitter le siècle. Il voyage. L’Italie, la France, l’Allemagne, l’Espagne. Il est précepteur-musicien. Avocat-philosophe. Botaniste.
Intellectuel par excellence, écouté, adulé, jalousé, il séduit les filles. Distrait les mères dont les maris, les amants, sont à la guerre. Aux affaires.
Un beau jour, pourtant, Fidèle s’aperçoit qu’il perd son temps. Que d’autres combats l’attendent. D’autres causes. Celle de Dieu.


Il se tourne vers son frère aîné qui prie déjà sous la robe des Capucins. Il lui demande s’il peut, à son exemple, aider à reconvertir les Réformés. La grande idée du moment.

Mais les moines refusent d’admettre chez eux cet homme du monde. Son âge, sa réputation, font craindre qu’il ne puisse s’assouplir. S’humilier. Subodorent-ils un éclat ? Un duel avec mort d’homme. Un dépit amoureux.
Fidèle insiste. Les moines hésitent. Et cela dure. Quoi qu’il en soit, il subira plusieurs années de probation avant de pouvoir les rejoindre.
Markus pense que cela cache bien des soupirs. Des larmes, des regrets. Au moins les arrachements d’une dernière passion. Une paternité. Un suicide de femme.
— Et imaginez, maintenant, que je sois le descendant direct de ce saint-là.

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