jeudi 17 janvier 2008

Chapitre XXXI


Sur les routes des îles, malgré les bornes, les distances ne se mesurent pas en kilomètres mais en nombre de virages. Pour aller dîner chez les moines Markus en compte quatre-vingts. Il arrive au couvent à la fin des vêpres.
Le porche, la première cour. Le vestibule qu’il traverse sans croiser âme qui vive. Il va vers le réfectoire. Aperçoit un Capucin qui met le couvert. Une cuillère, un gobelet devant des assiettes à potage. Du pain, des fruits, des cruches. Les tabourets sont encore rangés contre le mur. Dans la cheminée quelques bûches. Markus regarde les pieds nus du frère.


Si l’on veut reconnaître un régulier, il est d’usage de commencer par observer les sandales. Ensuite, l’oeil monte. La robe brune. La ceinture en cuir. Ou la corde. Le manteau. C’est facile. François d’Assise a pris pour son ordre les vêtements des paysans pauvres du Moyen Age. Markus s’arrête au capuce rabattu sur le crâne du moine dont il ne voit que la barbe. Par moments la pointe du nez. Et surtout la carrure.

— Les bûches, ce matin, c’était vous ?
Le frère ne bronche pas. Pourtant la règle du silence n’est pas spécialement rigoureuse. Markus pense qu’il doit être de mauvaise humeur ou très fatigué.
En tout cas, il remarque que si le Père supérieur lui a lavé les pieds l’autre soir, comme le veut la tradition du jeudi saint, il pourra recommencer tout à l’heure, avant que celui-ci n’aille se coucher.


En 1528, lorsque le pape Clément Vll approuve leur ordre, les Capucins construisent en Corse une chapelle et un dortoir. Mais rapidement les missions les appellent aux Amériques que l’on vient de découvrir afin qu’ils s’occupent, comme ils le font déjà en Orient, des nouveaux pauvres, des malades, des prisonniers.
D’après les registres des Compagnies des Indes, il y a souvent, à bord des navires qui cinglent vers ces terres, autant de religieux que d’hommes d’équipage. Ne prospèrent en Italie, en France, dans les Balkans, que les maisons les plus importantes. Les Capucines, de leur côté, vont en Espagne. Abandonné, le petit couvent de l’île tombe en ruines.
Ce n’est qu’à la fin du dix-neuvième siècle, lorsque Léon Xlll unifie les ordres des Frères mineurs, que les moines peuvent revenir sur la propriété. Relever les murs de leur ancienne communauté. La zizanie entre les tenants de la stricte observance et les pseudo-laxistes aura duré six cent cinquante ans.


Le monastère est modeste. Les Capucins n’ont jamais eu les moyens de bâtir une maison de pèlerinage comme il en existe dans les grands couvents. Leur hôtellerie n’a que deux cellules. Semblables à celle des frères. Néanmoins, les pierres grattées, réajustées au fil des années par ces hommes d’allégresse et familiers des tâches domestiques, ont gardé le charme du passé. La maison s’agrandit un peu.

A la contemplation, l’ordre des Capucins a toujours préféré les vertus actives. Intellectuelles, manuelles. Le décor naturel de l’île ayant peu changé en quatre siècles, l’illusion de la continuité est parfaite.
A l’intérieur, dans une vitrine, s’entassent des chaînes brisées, des carcans tordus. Des cadenas, des lettres de cachet. Des instruments de torture. De chaque côté, un panneau coloré est traité dans le ton des naïfs. Celui de gauche illustre le Cantique du soleil écrit, à la fin de sa vie, par François d’Assise. Celui de droite, les Fioretti.
L’aide constante, ahurissante, que les moines donnent aux malheureux, semble embraser les murs. Renforcer l’impression de tolérance, d’humilité, de simplicité sereine qui sont la marque de cette branche réformée des Frères mineurs.


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