jeudi 17 janvier 2008

Chapitre XXVIII


Markus, enfin débarrassé des moines et de la soeur de Trajan, vient délivrer Létitia.

Après avoir passé un moment sous le lit et un autre à tendre l’oreille, elle s’est endormie dans un fauteuil. Sommeil flash. Quelques secondes hors du temps. Elle se remet en selle.
— La petite dinde, dit-elle, sera donc venue vous raconter que son frère couche avec les jumelles. Tout le monde le sait. Vous a-t-elle parlé d’une autre femme ? Du dernier novice arrivé au monastère ?
— Venez, que je vous console. Et racontez-moi ce que vous avez fait. Telle que je vous connais…
— J’ai trouvé ce couteau. Un truc SS, regardez. Avec une croix gammée et une tête de mort sur la garde. Est-ce pour cela que vous le cachez ?
Naturellement dans la maison ouverte aux quatre vents Markus ne cache rien. Sans vivre dans le désordre, il évolue dans une sorte de dispersion bon enfant qui excite la curiosité de ceux qui viennent le voir. Invite à la confidence.
L’arme traîne au fond d’une commode, au milieu des papiers de guerre de sa famille qui n’ont jamais été classés. Comme tous les officiers allemands, le commandant de la forteresse de Königstein, où le père de Markus fut enfermé pendant la guerre et dans laquelle il passera les deux dernières années de sa captivité, la portait à son ceinturon.
Létitia joue avec le poignard. La pointe, le tranchant qu’elle glisse, d’une oreille à l’autre, sur la gorge de Markus. Tandis qu’il s’étonne que l’on puisse fouiller ainsi chez lui, Markus écarte l’arme qui sent la graisse d’arme.
A son tour Létitia plisse les narines.
— Ce n’est pourtant pas la première fois que je furète chez vous. Et vous vous amusez avec ces bêtises ?
— C’est un trophée.


Avec une certaine ostentation, Létitia remet le poignard dans son fourreau de métal argenté.
Lorsque, à son tour, il se constitue prisonnier, au mois de février 1945, le commandant de la forteresse de Königstein a, sans doute, ce même geste un peu théâtral. La nuit précédente les troupes de choc soviétiques ont surgi dans la citadelle, et ont commencé à libérer les prisonniers de guerre qu’il avait mission de garder.
Ce tout jeune officier fait partie de ces bandes d’adolescents que la Waffen SS conditionne encore, et enrégimente, avant de les immoler sur les derniers fronts russes ou américains. Les pires voyous de la jeunesse hitlérienne.
Dans les campagnes de Minsk, quelques semaines auparavant, la mitraille lui a arraché une jambe. Et perturbé certaines facultés. Au soir de l’offensive, il n’y avait plus un homme debout dans le secteur.

Ramassé, scié, recousu. Trop mutilé pour retourner au front, il est nommé garde-chiourme en chef de la forteresse dont le vieux commandant est en train de mourir. Il a dix-huit ans.
Dans l’esprit de ce nazi qui vient de supporter leurs assauts, les cosaques ont une réputation de sauvagerie, de cruauté au moins comparable à celle de ses camarades SS. S’il va vers eux dans un mouvement de panique pour se rendre, il sait qu’ils vont lui prendre le reste de sa jeune existence. Malgré sa tête de premier communiant. Ses bras levés. Sa jambe perdue.
L’idée du suicide l’effleure-t-elle ? Vraisemblablement. Mais sa conscience se fige. Il a déjà trop souffert. Les armes sont inutiles. A la mort immédiate, le geôlier sur un pied préfère l’humiliation de se livrer à l’un de ses prisonniers.
Au milieu de la cour, il offre sa quincaillerie d’apparat au père de Markus. Et se place sous sa protection.
— Un vrai sadique, disait mon père.

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