jeudi 17 janvier 2008

Chapitre XXXIV


Markus se demande dans quel règlement de compte il s’est laissé entraîner.
Deux choses lui semblent évidentes. La chronologie de ces hébergements est classée dans les archives du couvent. Et les deux vieux SS ont passé l’arme à gauche avant que les moines assis autour de cette table n’aient eu l’âge de prononcer leurs voeux.
Alors, que quelques centaines de nazis aient été éliminés d’une balle dans la tête au coin d’une rue, suicidés en prison, ou que ces deux-là aient fini leurs jours à l’abri du couvent dans une ravissante cellule blanche, n’intéresse plus beaucoup de monde. Mais le problème demeure entier pour le survivant.


Le Capucin reprend le registre. Le feuillette. Le range en soupirant.

— L’unijambiste, dit-il, a un autre parcours. Peu après son arrivée, il fait scandale.
La toute jeune fille qui, au printemps de 1946 apporte des cerises aux moines, commence des études d’infirmière.
Pendant ses vacances, tout naturellement, elle propose de soigner l’allemand blessé. De l’aider à marcher avec la jambe articulée que le couvent lui a achetée.
Avec les hésitations et les faux-pas, les pertes d’équilibre et les fous rires, les bras à la taille et les doigts qui se prennent, leur jeunesse les rapproche. Et les noue très vite l’un à l’autre. Une nuit d’été ils disparaissent.
— Vous connaissez la suite, dit le Père gardien.
Markus pense qu’il s’adresse à lui. Il fait non de la tête. Le Capucin sourit. Et tandis qu’il consulte de nouveaux classeurs sur d’autres rayonnages, il demande aux moines s’il y a des questions.


Rayon des années soixante-dix. Silence. Rayon des années quatre-vingt. Silence. Puis quelques murmures. Le Père s’y attarde en hochant la tête. Il commente doucement. Se parle à lui-même.

Au fil des vocations qui suivent les conflits, et la disparition des moines âgés, une nouvelle génération de Capucins remplace l’ancienne. Pleine d’ardeur.
La vie tourne. La chronique est légère. Au rythme des saisons, François d’Assise ne cesse de l’inspirer. Un chat recueilli. Une attelle à la patte d’une chevêche. La recette pour conserver les mandarines.
Et une nuit, juste après la nomination de l’actuel Père gardien, l’unijambiste, plus misérable que jamais, deux filles en bas âge sur les bras, vient frapper à la porte du monastère.


Ce soir, le mutisme prolongé des frères exprime bien ce qu’ils pensent de cette affaire. Le Père bénit sa petite communauté. Reprend sa lecture.
Dans cette ambiance de chasse aux nazis qui trouve un second souffle pendant les années quatre-vingt, le réseau de sauvetage des soldats traqués fonctionne à nouveau. Pourtant si, dans les archives du couvent, on trouve mille détails de la vie quotidienne, aucune allusion n’est faite aux cerveaux qui dirigent les opérations. Aux officines qui collectent les fonds. A ceux qui fabriquent les papiers. Répartissent les voyages. Le cloisonnement est parfait.
Qu’y pouvions-nous ? Un si petit maillon de notre ordre a-t-il seulement l’ombre d’une responsabilité.
« Cette nuit-là, je tiens le chapitre jusqu’au lever du jour. Quand sonnent les laudes, à la majorité, nous votons l’accueil de l’ancien pensionnaire parti autrefois en compagnie de l’étudiante. Mais pas en fils prodigue, croyez-moi. Et sans veau gras. C’est noté en toutes lettres.
« Le jour même, les fillettes sont confiées à la garde d’une marraine de leur mère qui habite près du port. Ainsi, ce qu’il reste de sa famille n’est-il pas trop dispersé. De temps en temps nous organisons des rencontres. Autant que faire se peut. Apparemment la curiosité des voisins n’est pas éveillée.
« Aujourd’hui, ces enfants sont devenues des femmes. Elles ont dîné avec nous. Pour le moment, elles essayent de se reposer dans la cellule d’à côté.


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