dimanche 6 janvier 2008

Chapitre XIX


Désordres, hurlements, fumées, odeurs, chants. Les culasses claquent. Les douilles giclent. Jabicus exulte. Sa mise en scène s’impose. Elle a des émules. Les voisins tirent à leur tour.

Sous le balcon, la rue s’embrase. Devient tumulte et désolation. Revit des heures de marche lente vers le Golgotha. Deux mille ans d’Eglise. D’histoire. De passions. La foule les scande. Les murmure. Ou les hurle.
Chez Létitia, heureusement, le spectacle ne dure que vingt minutes. Le temps du passage. Celui des salves et des commentaires. La ville se débrouillant avec le reste. Ensuite, Jabicus referme les fenêtres. Et l’on dîne.
En attendant, les nouveaux amis de Létitia prennent des photos. Paradent, les fusils dans les bras, entre les jambes. Un Finlandais que le spectacle n’intéresse pas s’est installé, les coudes dans les assiettes. Markus le rejoint.
— Ce festival n’a pas l’air de vous exciter. Vous, préférer langoustes ?
— Fichez-lui la paix, dit Létitia. Il ne comprend pas un mot de ce que vous racontez. A table ! cette fois. Monsieur le Suomi d’Helsinki, levez-vous et venez prendre votre place, ici. Vous n’aurez qu’à ouvrir les yeux. Et manger en me regardant.


Markus reste debout, près de sa chaise. Il veut parler. Létitia lui met un doigt sur la bouche.

— Plus tard. Vous avez de la peine à propos de Trajan, je le vois bien. Mais chacun son tour. Maintenant nous sommes avec les oursins, les langoustes. Et le Christ. Les autres vont au diable. Vos commentaires, après Pâques. Mardi.
Markus sait que les familles de Létitia et de Jabicus n’ont aucune sympathie pour celles de Trajan qui le leur rendent bien. La rivalité remonte à la nuit des temps. Les guerres, l’honneur, les maquis n’ont rien arrangé.
Sous Louis XVI, les ancêtres de Jabicus n’ont pas fréquenté, avec les Bonaparte, l’école militaire de Brienne. N’ont pas, non plus, sabre au clair, conquis l’Europe. A Marseille, ensuite, ils n’ont tenté que médecine ou dentaire.
Quoi qu’elles espèrent, les nouvelles bourgeoisies de l’île ont encore bien des choses à prouver aux anciennes. Elles devront être patientes si elles souhaitent monter dans la hiérarchie. Si tant est qu’un jour elles y parviennent. Markus qui les aime toutes les deux se débat souvent dans des situations difficiles.


Un mouvement de meubles que l’on pousse ou que l’on tire sur le parquet. Lourd, sourd, lent. Un bruit d’armoire.
— La surprise ! dit Létitia.
A la stupéfaction des invités, Jabicus apparaît en soutane de lin. Pieds nus, enchaîné d’or. Constellé de paillettes et de strass. La robe, serrée par une tresse en crocodile, est repassée comme une chemise de gendarme.
Jabicus ajuste sa cagoule en satin. Essaie de mettre les trous devant ses yeux. Puis il soulève la poutre cerclée d’argent qu’il a traînée et la hisse à deux mains sur une épaule.
Il avance. Un pas, un autre. Les chaînes et le madrier le tirent en arrière. La cagoule a tendance à tourner. La robe trop longue à lui faire perdre l’équilibre.
Létitia, un mouchoir sur la bouche, se réfugie dans un coin pour ne pas gêner son mari qui entreprend de marcher autour de la table, par à-coups. Tout à droite, un arrêt. Puis tout à gauche. Semblable à la statue du Commandeur si, ce qu’à Dieu ne plaise, elle poursuivait Don Juan.


Jabicus boucle un tour de salle à manger en titubant. Tourne encore une fois. Et disparaît.
Létitia essuie une larme.
— Après vingt ans, je le retrouve. Même puissance. Même grâce. Si vous l’aviez vu, ce jour-là dans la boue, les rues en pente. Sous la pluie. J’ai failli mourir lorsque, passant près de moi, j‘ai vu ses mains ensanglantées. Je me suis agenouillée. J’ai embrassé ses pieds. Aimerai-je jamais un autre homme ? Pardonnez mon émotion. Je ne pensais pas que cela me ferait un tel effet.
Les oursins engloutis, on apporte les langoustes. Jabicus revient. Toujours en soutane, mais sans poutre, sans quincaillerie. Il retire la cagoule. S’installe à table. Retrousse ses manches sous les applaudissements. Attrape une carapace. La broie. Avale la bestiole avec un verre de vin.


Markus tente d’expliquer au Finlandais que Jabicus se conduit comme pourrait le faire la pieuvre chez Victor Hugo. Et que l’attirail d’enchaîné mondain qu’il affiche vaut une fortune. Que la soutane et la cagoule, en temps ordinaire, pendent au grenier, sous des housses, à côté de la robe de mariée de Létitia. Que les clous et les ceintures restent à l’année dans un coffre. Christ d’un jour, Christ de toujours.

Mais pas qui veut. La place est chère. En principe, le curé désigne seul son candidat, et la paroisse profite au mieux de la demande. Pour porter la robe du Catenaccio, il faut être du pays. Plutôt costaud. Avoir la trentaine. Un immense besoin d’amour et de pardon. Posséder surtout un bon compte en banque.
Le curé élève les élus dans le secret de son coeur, le réalisme de son tiroir-caisse. Il a des atouts. Le livre des baptêmes. Les années de catéchisme. Les confessions. Les maillots de l’équipe féminine de basket.


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