jeudi 17 janvier 2008

Chapitre XXX


De la compassion ou de la cruauté chez l’un. De l’abnégation, chez l’autre. Une certaine lâcheté, qui sait ? Ces mots ont-ils le même sens pour tous les hommes ?
Quoi qu’il en soit, entre les murs de Königstein, le père de Markus, après avoir connu trois autres oflags, aura vécu les moments les plus éprouvants de son incarcération.
Du reste, il attendra vingt-cinq ans avant de se sentir capable d’y revenir. D’y chercher, entre les touristes et les visites guidées, cette part de passé qui lui fut arrachée. Avec l’émotion et l’amertume que l’on imagine, lorsqu’il eut la confirmation, en consultant le minutier des cinq années de guerre, que l’unijambiste portait, pratiquement, le même nom que lui.


Maintenant, la légende dorée de cette forteresse se raconte à satiété dans tous les guides qui vantent les charmes de la Suisse saxonne, aux confins de la Pologne et de la Tchécoslovaquie. Dix hectares de pierres taillées au-dessus de l’Elbe. Et sept cent cinquante ans d’histoire.

Pendant les conflits, elle sert de refuge à la cour de Saxe. De prison en temps de paix. Bakounine l’anarchiste et, avant lui, Böttger l’inventeur de la porcelaine locale, ont moisi dans ses oubliettes. Jean Renoir aurait pu y tourner La Grande Illusion.
Au cours de la seconde guerre mondiale, les Allemands la transforment en oflag. Deux cents officiers français y sont enfermés. En 1942, le général Giraud s’en évade, grâce à ses draps de lit. Et à quelques complicités.
Dans la nuit du 13 au 14 février 45, à une poignée de kilomètres de là, Dresde, qui conserve l’une des plus prestigieuses collections d’oeuvres d’art au monde, est bombardée. Pratiquement détruite. Mais les Van Eyck, les Rembrandt, les Rubens, et tous les autres dorment à l’abri des souterrains de Königstein.
— Je ne savais pas, dit Létitia. Les vieilles pierres auront été utiles à quelque chose. Alors, si les toiles pendent de nouveau aux cimaises, m’emmènerez-vous les voir ?


L’abnégation. Le sens du devoir. Le sang des hommes. La défaite de quarante. La promiscuité des chambrées. La solitude. Le manque de nourriture. La liberté en obsession.
Comme ses camarades, le père de Markus souffre mille maux. Les nouvelles de France arrivent rarement. Les cartes-lettres de dix lignes sur papier glacé dont disposent les prisonniers doivent être écrites au crayon. Lisiblement. Sans ratures. Deux par mois.
La censure limite les effusions. Les officiers écrivent des phrases identiques. A propos des mêmes monotonies. Des regrets essentiels. La santé. Le moral. La vie ailleurs. Les morts. Quoi qu’il se passe, lit-on toujours, ne nous oubliez pas. L’espoir de la victoire, le plus jamais ça, demeurent implicites.
— Un jour, dit Markus, ma mère lui demanda, sur une de ces lettres restées célèbres dans la famille, s’il ne pourrait pas lui faire parvenir d’Allemagne du lait concentré et du chocolat.
— A Paris, écrivait-elle, nous manquons de tout. Tu dois recevoir des colis de la Croix-Rouge. Pense à nous.
— Elle avait, si je puis dire, un sens particulier de l’humour.
— Je viens de la lire, dit Létitia.


La séparation. La distance, le temps qui modifient les comportements. Les prisonniers reforgent leur âme derrière leur visage amaigri. Sous leurs cheveux blanchis. Les muscles qui fondent. Autour des os fragilisés.
Lorsqu’il est libéré par les soviétiques, le père de Markus apprend que des milliers de soldats français croupissent encore dans les camps voisins. Avec quelques camarades, il prend sur lui de les aider à rentrer en France.
Pendant trois mois, dans ce qui deviendra, jusqu’à la construction du mur de Berlin, la zone russe d’occupation, il organisera le retour de ces ex-prisonniers de guerre livrés à eux-mêmes. Sa famille attendra. De 1939 à 1945, il sera resté six ans loin de chez lui.
— Evidemment, dans ces conditions, dit Létitia, un tel choix a dû poser quelques problèmes à sa femme. A vous-même.
— Oh, dit Markus, à y réfléchir, le courage des hommes, leur abnégation, m’apparaissent souvent comme un passe-temps pour privilégiés. Une occasion de jouer avec la mort sans se poser trop de questions.
« Quant à moi, à l’époque, je vivais le nez à la fenêtre et je me demandais à quoi pouvait ressembler un père. Aujourd’hui, je sais qu’il avait un crâne aussi dur que celui de Fidèle, le saint de la famille. Qu’ils étaient aussi fous l’un que l’autre. Qu’il était, comme lui, un apocalyptique. Je les admire. Je les envie. Car moi, hélas ! je cherche toujours. Et je n’ai pas leur charisme.


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