dimanche 6 janvier 2008

Chapitre XVII


Létitia ouvre à deux battants les portes de la salle à manger.
— Mes chers amis, j’ai colorié trois douzaines d’oeufs. Je les ai cachés dans le jardin. Vous pourrez les chercher demain matin, avant de rentrer chez vous. Cette année, Jabicus vous a préparé une surprise. Maintenant, je peux l’annoncer.
Le dîner du vendredi saint chez Létitia commence avec la procession du Chemin de Croix au moment où celle-ci passe sous ses fenêtres. Dans la confusion des genres. Les bousculades au balcon et les prières. Les coups de fusil. L’odeur de la poudre.
Vers minuit, après sa marche de pénitence, la couronne d’épines sous le bras, l’enchaîné de service vient chez elle se faire poser quelques sparadraps et manger un gâteau. Avec une ou deux coupes de champagne, celui qui a représenté le Christ allant au Calvaire, la croix sur l’épaule, et défilé pendant quatre heures, reprend souffle.
Le garçon signe ensuite des autographes. Létitia inscrit son nom de nouveau pénitent dans un carnet qu’elle garde à la banque. Jabicus lui donne alors l’accolade. Et le supplicié de l’année s’en va.
Le dîner se termine à l’aube avec la bonne aventure des tarots, la soupe à l’oignon. Chaque vendredi saint c’est à peu près le même rituel. Au mois de mars, au mois d’avril.
Lorsqu’elle les invite à regarder passer le Chemin de Croix, Létitia mélange ses amis. Les nouveaux pour leur faire des souvenirs. Manger des langoustes. Les anciens pour mieux rire ou pleurer. Massacrer par moments une strophe du stabat mater. Et cancaner.



Ce soir, tant pis si Trajan n’est pas encore enterré, et si une nouvelle tension s’est installée à l’arrivée de Markus. Létitia ne change pas ses habitudes. Peut-être croit-elle même que Trajan ne pouvait pas mieux choisir le moment de sa mort.
Au demeurant, le Chemin de Croix n’a pas été créé dans le but d’apaiser les esprits. Dès sa mise en place, il y a deux mille ans, la veille de la Pâque juive, des précautions avaient été prises, à juste titre, par les intéressés eux-mêmes.
Avant la trahison, les tortures, le sang, prévoyant le pire, en se mettant à table, les treize avaient déjà adopté des symboles plus simples à perpétuer qu’une crucifixion pure et dure. L’esprit de synthèse, qui avait fait ses preuves depuis longtemps chez les Grecs, trouvait là un nouveau souffle.
Que serait, en effet, la commémoration de ce sacrifice sur terre, à jeun, s’il fallait le réactualiser des millions de fois par jour dans le contexte de l’époque. Le procès, les crachats, la flagellation, les insultes, la mort. La journée commencerait mal. Et n’en finirait pas. Autant vivre dans un abattoir ou chez Soutine. Tandis qu’une galette trempée dans une tasse de vin à diluer stimule autant l’imagination. Et limite les frais.


Létitia prend le bras de Markus.

— Alors, dit-elle à voix basse, dans le petit bouquin, c’est vous... J’en étais sûre. Je vous ai tout de suite reconnu à travers le portrait de l’écrivain. Un sadique, un impuissant. Que sais-je encore ? Un amateur du dimanche.
« Entre ses deux derniers amants, la fille vous a taillé un sacré costume. Que de déception et de haine chez cette femme qui semble vous avoir si bien épinglé. Mis en pièce, haché menu, disséqué. Sûrement une vicieuse. Une cannibale qui voulait vous dévorer. Je vous ai aperçu une fois hors de vous. Vous n’êtes pas beau à voir. Ce personnage ambigu, quel monstre ! A cause d’elle, nous aurions pu ne jamais nous rencontrer. Je la déteste. Et la catastrophe n’est pas encore arrivée.

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