jeudi 17 janvier 2008

Chapitre XXXII


Dix assiettes. Sept ronds de serviette. Trois serviettes à carreaux. Le couvert mis, toujours sans un mot, le moine aux pieds poussiéreux quitte le réfectoire.
Markus s’asseoit sur un tabouret. Attente. Intelligence et âme vagabondes. La cloche du couvent tinte. Le capuce en arrière, le Père gardien qui, ce matin, l’a invité, vient enfin près de lui.
— Je sais à quoi vous pensez, mais ne rêvez pas trop. Nous n’avons aucune preuve certaine de la venue de Fidèle dans nos murs. J’y ai cru un moment. Il y a d’autres pistes. Je n’ai pas renoncé à chercher. Nous trouverons peut-être.
« J’ai réfléchi à ce qui nous préoccupe. Il est préférable que nous commencions par dîner. Puis je réunirai les frères. Ils ont travaillé dur aujourd’hui. Ils sont épuisés. Je m’en suis rendu compte pendant l’office. Ils somnolaient. Les deux plus jeunes ont dû creuser une tombe.
« Nous sommes si peu nombreux. En plus du service de Dieu, mille tâches nous incombent. Le potager, l’entretien de la toiture. Chaque jour, notre volonté de redonner à ceux qui l’ont perdu un visage d’homme. Leur dignité. Pour l’instant, les frères sont sous la douche. Ils ne tarderont pas.


Markus trouve que le Père gardien porte à ravir le nom de sa fonction. Responsable, généreux, souriant. L’oeil qui frise, les bras ouverts, les doigts de pied intelligents. Il le verrait très bien courir dans les prés en compagnie du Poverello, parmi ses amis d’Assise.

— Avec vous, dit encore le Capucin, nous avons ce soir deux autres invités. Des jeunes femmes. La Catenaccio d’hier et sa soeur. Elles ont besoin d’assistance. Restez discret. A table il est préférable que vous ne parliez pas. Si vous avez, néanmoins, quelque chose à dire, adressez-vous à moi par signes. Vous vous assiérez à ma droite. Pardonnez notre ordinaire frugal. Ne vous étonnez pas.



Au bout d’un moment, la tête sous le capuchon, deux moines immenses entrent en hésitant. Le Père gardien les invite à s’asseoir.
— Pour éviter tout malentendu, dit-il à Markus, j’ai demandé à ces jeunes femmes de revêtir les plus longues coules que nous ayons. Elles ont ouvert les ourlets. Mais depuis que, cet après-midi, je les ai emmenées au monastère, avec l’accord de la gendarmerie, quelque chose ne va pas dans notre communauté. Les frères ont les yeux partout.
— Fallait-il vraiment inviter ces filles ?
Arrivent cinq autres Capucins. Chacun prend son escabeau. S’installe à table. Un sixième apporte une soupière aussi grosse qu’une lessiveuse. Il la pose sur son propre tabouret. Verse deux louches dans chaque assiette. Le bénédicité expédié, le Père gardien déplie sa serviette.
— Au menu, minestrone. Fromage de brebis et du vin de notre maison de Cefalù à Palerme. Nos frères nous ont fait cadeau de plusieurs bouteilles. Qu’ils soient remerciés. Bon appétit.


Markus s’aperçoit alors être le seul à prendre sa cuillère.

— Mon champagne attendra donc.
Autour de la table, les moines semblent figés devant leur rond de serviette. Le réfectoire baigne dans la lumière indéfinissable que rendent, en cette fin d’après-midi, les pierres de granite rose. Le silence les fait apparaître plus douces encore.
— Comme chez moi, dit Markus, mais sans le murmure de la mer.
Intrigué, il repose sa cuillère. Le Père gardien regarde les moines qui l’entourent sans qu’un cil chez eux ne batte. Visiblement la contestation soude leurs rangs.
— Je vous ai promis une explication, je vais vous la donner. Mais après le repas. Par amour du Seigneur, détendez-vous. Reprenez d’abord des forces. Vous allez en avoir besoin. Pas question d’obéissance. Mais de santé.
« Sachez que nous aurons encore une nuit sans sommeil. Demain, n’en parlons pas. C’est Pâques. Dans deux heures le curé du Catenaccio sera là, avec un médecin. Mangez, je vous prie, avant que ce ne soit froid. Et buvez, que diable ! un grand verre de ce vin. Celui-ci n’est pas dilué. Ensuite, café.


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