vendredi 18 janvier 2008

Chapitre XXXVI


Le père gardien boit un verre d’eau. Reprend la lecture de la lettre. La voix tremble un peu.
" Une nuit, je vous ai échappé, grâce à la première et seule femme qui m’a aimé. Que j’aime. C’était ici. Nous avons rencontré des gens sur le port. Nous avons pris trois, quatre bateaux. Et vécu des années comme des voleurs. Je ne sais où. Puis ce fut la Sardaigne, le Portugal. L’Amérique du sud. Nous pensions être libres. Peu à peu la vie cessait de s’acharner sur nous. Nous avons eu une maison. Nous nous sommes mariés. Et plus tard, nous avons eu deux enfants.


" Un jour pourtant, la traque a recommencé. Ce n’était pas si grave. L’habitude. Mais les abrutis qui prétendaient nous aider à fuir ont tué ma femme. Par mégarde ? Bien sûr que non. J’ai cru mourir une seconde fois. Je n’ai jamais su, non plus, qui m’a fait retraverser l’Atlantique à fond de cale, mes enfants dans les bras. M’a assis avec elles, un soir de pluie, sous votre porche.
" Vous avez fait croire à mes filles que j’étais entré dans les ordres. Que j’expiais mon passé de nazi. Que je me sanctifiais. Dans l’espoir de les aider à vivre, j’ai cru qu’il fallait adopter votre jeu pervers. J’ai tenu ma parole. Vous n’avez pas respecté la vôtre.


Le père gardien s’interrompt encore. Demande aux moines de conserver leur sang-froid. De prier. Puis poursuit la lecture.

" J’ajoute ce nouveau mensonge à la liste de vos impostures. Je souhaite que mon voyage de retour en Europe qui s’arrête ici, par votre faute, alors que vous auriez dû me rendre à mon pays, efface les traces de toutes les missions honteuses que vous avez entreprises autour du monde. Depuis que votre ordre existe.
" Je vous rends votre jambe de bois. Votre robe de bure. Vos sandales. Si je pouvais je vous rendrais vos pois chiches, vos minestrones. Ce matin je débarrasse votre plancher. Je casse entre les dents qui me restent la capsule de cyanure que j’ai toujours trouvée, comme par hasard, au fond de mes poches. J’ai caché les cahiers de mon journal de guerre ainsi que mes réflexions de vingt ans de vie chez vous sous une des pierres d’angle de l’ancien four à pain. Je demande que l’ensemble soit remis à mes filles. Je meurs en vous maudissant.



Le père gardien se tait. Il montre aux frères la feuille qu’il vient de lire ainsi que l’épingle de nourrice qui la retenait à la ceinture du SS.
— L’empoisonnement remonte à hier matin. Dès que j’ai su, j’ai fait avertir ses filles.
Il se penche vers Markus et lui parle de telle façon que les frères n’entendent pas.
— La plus jolie s’est cachée et, par désespoir, a voulu se suicider. L’autre, la basketteuse, a filé. Et a convaincu le curé de lui laisser prendre la place du truand engagé pour le chemin de croix. En menant la procession, j’aurai marché quatre heures devant elle, sans m’en apercevoir. Elle a ridiculisé l’Eglise. Je ne sais pas laquelle des deux est la plus coupable.
Le père élève la voix.
— Nous devons prier pour elles. Leur pardonner. Nous soumettre à la volonté de Dieu. Garder notre sérénité. Maintenant, regagnez vos cellules. Je retarde les vigiles. En ce qui concerne les complies, nous verrons. Je dois recevoir le curé et le médecin. Faire établir le constat de décès. Les papiers. Les vérifications. Une autre épreuve nous attend cette nuit. Nous veillerons le corps du SS. La tombe creusée pour le recevoir est prête. Je vous appellerai. Le chapitre est levé.


Les moines sortent, la tête perdue dans leur capuce. Le père gardien et Markus restent assis. Seuls. Face à face.

— Donc, dit Markus, vous voilà avec ces nouvelles hypocrisies sur la conscience. Votre os, votre cadavre sur les bras. Et moi avec la certitude d’être, maintenant, le dernier Sigmaringue mâle vivant dans l’île. L’espace d’un instant j’ai cru que vous alliez me proposer une réunion de famille. Ou me marier avec une arrière-petite-cousine.
Le Capucin lui tend une enveloppe.
— Voici un aperçu de la nécrologie de saint Fidèle. Vous la lirez à tête reposée. Ce que vous avez appris est déjà noté dans nos livres. Les frères verront cela plus tard. Le nom des Sigmaringen, pour nous, a toujours été plus important qu’un sauf-conduit. Vous avez le droit de vous moquer de nous.


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