mardi 1 janvier 2008

Chapitre XII


Vers minuit, Markus remet de l’essence dans son zodiac. Embrasse Jabicus et Létitia. Traverse le golfe, pleins gaz, sud-nord.
Lune dans les nuages. Eaux phosphorescentes.
Il ne pense pas, cette fois, aux femmes de marins perdues en mer et vomissantes. Mais aux montagnes qui le cernent et aux pièges qui se tendent. Aux chasseurs, aux bergers. A tous ceux qui se sont rompu le cou au fond des crevasses. Et ne revinrent pas, dans ce pays de crêtes, de précipices et de faux pas, rendre l’âme sous leurs édredons. Leur malheur calme son amertume.
Il y a longtemps déjà, lorsque le vol circulaire des rapaces signalait les dépouilles des égarés, les familles et les voisins partaient à leur recherche. S’évertuaient à les ramener. Pour que l’on dise, par exemple, Aurélius aura rendu l’âme chez lui. Comme ses ancêtres. La montagne ne l’aura pas gardé. Avec une certaine emphase.


Ces gens-là inventaient ainsi, à leur manière, une façon de rester fidèle au clan, de ne pas confondre la mort des chiens et des brebis avec celle des hommes. Le retour au foyer par ce service rendu devint un rite codé. Donna naissance à une société secrète.

Lorsqu’ils découvraient un cadavre, quel que soit son état, les membres de La Reconduite s’efforçaient de l’attacher debout sur une mule à un bâti en forme de croix. Le recouvraient d’un manteau et d’une cape. Comme un épouvantail. Une chouette empaillée à l’épaule, une lanterne au chapeau. Et revenaient la nuit.
Expédition lugubre et romantique à souhait. Chair de poule et frissons garantis. Dans les villages traversés, les volets restaient clos. Les femmes priaient, les enfants criaient, les hommes buvaient.
Si la mule devenait folle ou tombait, les gens de La Reconduite recommençaient. Avec un autre animal.


Markus approche de chez lui. Les propos de Jabicus l’ont-ils seulement ébranlé. Il hausse les épaules. Réduit les gaz du zodiac.
Il aperçoit des lumières courir dans la colline. Les voit ensuite sur la piste qu’il a ouverte au bulldozer avec Trajan, lorsque ce dernier l’aidait à regarder construire sa maison.

Trajan, un autre de ses amis. Trajan dont le nom de famille fut gravé, suivant l’ordre alphabétique, avec celui des maréchaux et des généraux d’Empire, sous la corniche, tout en haut de l’Arc de Triomphe.
Ce descendant de la noblesse de l’île aurait pu continuer à faire carrière dans les ministères à Paris où vivent un grand nombre de ses compatriotes. Il a préféré revenir à sa vigne, à ses châtaignes. Il conserve dans la naphtaline les vêtements de ses ancêtres qui servirent Bonaparte. Le portefeuille en cuir de son arrière-grand-père qui fut, quelques mois, garde des sceaux de Napoléon lll.


A certains anniversaires, pour jouer, Trajan et son fils aîné enfilent ces reliques effilochées, isabelle. Bas blancs, souliers à boucle, gilet, bicorne. Tout leur va à merveille. Ils disent en riant qu’ils sont le portrait, tombé des cadres, de leurs ancêtres. Qu’ils pourraient faire du cinéma.

Et l’on croirait que les mères de cette famille, comme sa femme morte en couches, sans laisser d’autres traces, n’ont servi, en deux cent cinquante ans, qu’à fabriquer les mêmes carrures, les mêmes mollets pour les garçons.


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