jeudi 17 janvier 2008

Chapitre XXXIII


Pendant le Carême jusqu’à Pâques, après les vêpres, les moines dînent à la lumière du jour. Dans l’observance de la règle.
Les changements d’heure au printemps, en automne, ne facilitent pas la régularité des horaires. Il arrive que l’office du soir, à la recherche d’un peu de clarté, aille et vienne dans l’après-midi, entre quinze et dix-sept heures.
En attendant, à grands coups de louche, la lessiveuse de minestrone se vide sans que l’on n’ait besoin d’allumer une lampe. Après le bruccio, avant les fruits, sur un regard du Père gardien, les deux immenses filles habillées en converse regagnent leur cellule.


Le crépuscule s’installe lorsque, la dernière banane avalée, les moines se lèvent à leur tour. Après une courte prière, ils vont dans ce qu’ils appellent le chauffoir.

Sans être plus douillette qu’une autre, cette pièce sert de salle de réunion et de bibliothèque. C’est là, du reste, que Markus a pu voir le reliquaire ainsi que le minuscule éclat d’un tibia de saint Fidèle qu’il avait d’abord pris pour un morceau de bois.
Le Père gardien invite les frères à s’installer. A se recueillir. Reste un tabouret vide contre le mur. Markus s’asseoit à califourchon sur la seule chaise du chauffoir, les coudes au dossier.


Le Père gardien ouvre une grille vers l’angle de la fenêtre. Dans la partie réservée aux archives, il prend et feuillette un registre au milieu du rayon de la décennie quarante.

Il lit pour rafraîchir la mémoire des moines et informer Markus.
« 1945, 25 juillet. Notre supérieur part en mission pour Mayence, chez nos frères franciscains de Kloster Mariental.
« 27 juillet. Séjour du Père gardien prolongé. Voir classeur vert. Quatre lettres. Nous recevons aussi des nouvelles par téléphone. Nous apprenons que plusieurs officiers SS qui cherchent asile à l’ouest dans des couvents sont repris par les polices militaires.
« 5 août. Annonce de retour. Le Père gardien demande de prévoir une garde-robe pour trois convers. Nous repeignons des cellules, préparons les lits.
« 15 août, vingt-deux heures. Ils arrivent. Le Père va directement à la chapelle. Triste état des voyageurs en civil. Bandages sales. Blessures. On apporte des bancs.
« Ils attendent la fin des complies dans le vestibule. Deux d’entre eux paraissent très âgés. L’autre qui a l’air d’un enfant traqué n’a qu’une jambe. Il s’évanouit à plusieurs reprises. Nous les conduisons à la pharmacie. Le monastère s’endort. Le reste de la nuit passe calmement.


Le Capucin ferme le registre. Affaire simple. Le couvent a recueilli et caché des officiers nazis quelques mois après la fin de la guerre. Les moines le savent. L’évocation de cette période les met toujours mal à l’aise.
Au cours de ces années de trouble, de nombreux criminels de guerre ont échappé à la justice. Grâce à des complicités civiles, religieuses. Des réseaux de cachettes, de passages. Des connivences. De la politique partout.
Aujourd’hui, les frères supportent encore difficilement le souvenir de ces hébergements dont ils ne comprennent pas la justification. Pour ces moines nés au retour de la paix, les autorités de leur ordre, aussi puissantes et charitables fussent-elles, n’auraient pas dû se croire au-dessus des juridictions internationales.
Reste à savoir si, au moment des cataclysmes, les moines, dans leur élan de générosité, n’outrepassent pas leur mission de charité, de secours aux prisonniers. Si leurs supérieurs ne sont pas, eux-mêmes, victimes d’enjeux qui leur échappent. Si, de leur côté, les pays ont encore des règles applicables.


Au monastère, la question des nazis de dix-huit ans à secourir ne se pose sans doute plus. Mais la cause semble à peine entendue.

Au mieux, les Frères qui ont leur âge admettent-ils que, s’il est normal d’aider de jeunes criminels à reprendre des forces, il est nécessaire, ensuite, de les inviter à aller se faire pendre ailleurs. Ils savent aussi, comme tout le monde, que la plupart des chefs SS, condamnés à la prison, ont été graciés et libérés avant la fin de leur peine. Ce qui brouille leur vision éthérée de la justice.
Le débat reste ouvert lorsqu’il s’agit de soustraire aux tribunaux des criminels âgés dont les jours sont comptés.
— Combien survivent encore ? En conscience, cela me dépasse, dit le père gardien. Chacun d’entre vous a une opinion que je dois prendre en considération puisque la situation évolue rapidement. Il serait sage que nous consignions nos sentiments par écrit. Je vous suggère de mettre vos réflexions sous enveloppe. Et au coffre jusqu’à ce que, très vite après les événements que nous vivons ces heures-ci, nous choisissions d’en débattre. De les lire. Ou de les détruire.
Le Père gardien boit un verre d’eau.


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