vendredi 18 janvier 2008

Chapitre XXXV


Visiblement les frères ne s’attendaient pas à cette sortie. Ils semblent désorientés. La pénombre les rend encore plus émouvants.
Exception faite pour la soeur qui apporte les hosties et repart aussitôt avec du linge et des chasubles à recoudre, c’est la première fois, depuis l’épisode de l’infirmière, que des femmes restent si longtemps au monastère.
Markus, qui n’a pas ouvert la bouche depuis le début de la séance, demande au père gardien s’il ne regrette pas de l’avoir invité à cette réunion.
Le moine prend le même ton.
— Un jour ou l’autre, j’aurais bien été obligé de répondre à la question que vous m’avez posée l’autre hiver. Combien de Sigmaringue sur l’île ? Question reformulée chez vous ce matin. Dans cette affaire, c‘est vrai, vous êtes partie prenante. Avec les autres Sigmaringue, à une lettre près. Une consonne. Pas grand chose. Un « n » minuscule.
Il n’empêche.


Markus écoute sans comprendre.
— Si, un après-midi d’ennui, dit encore le Capucin, vous n’étiez pas aller traîner à la bibliothèque du monastère de la Visitation, vous n’auriez sûrement pas entendu parler, si tôt, du tibia de saint Fidèle que nous conservons ici. Et nous ne nous serions peut-être jamais autant intéressés l’un à l’autre.
— Vraisemblablement.
— Au retour du SS, j’ai moi-même ôté le reliquaire de la chapelle. Je l’ai mis à l’abri de toute curiosité. La sienne en particulier. Dans la cachette, là, derrière vous. Je l’y aurai laissé vingt ans. Jusqu’à la nuit dernière.
« Je viens de le remettre à sa vraie place. Parce que les choses vont enfin évoluer. Même si vous êtes cinq Sigmaringue remuants sur l’île. Que vous faites un peu trop parler de vous, ces temps-ci. Le saint. Vous. Les deux filles. Et leur père, le dernier commandant de la forteresse de Königstein, le colonel Manfred Sigmaringen. Au moins ce qu’il en reste.
Markus ne sait que répondre. Le père gardien sort un papier de sa bure. Le déplie. Le lit.


«
J’ai été élevé au sein des jeunesses hitlériennes dans le culte du Führer. La haine des autres. La certitude du bon droit. De la victoire. Si je fais le compte de mes nuits, j’ai plus souvent dormi appuyé contre ces murs que toute votre communauté réunie. Voilà ce qui m’autorise à vous écrire ces quatre lignes. Je suis un vieil invalide pourrissant. Presque aveugle. Mes blessures m’épuisent. Vous m’avez caché, soigné, nourri. Vous vous êtes compromis pour moi. Je devrais vous remercier, je n’y arrive pas.
« Je descends d’une famille de soldats saxons dont tous les hommes, depuis des siècles, meurent les armes à la main. Sous le Troisième Reich, nous avons encore donné notre sang sur les champs de bataille. En France, en Pologne, en Russie, en Prusse orientale.


«
A quinze ans j’ai suivi leurs traces. Dans le seul but de sauver votre monde des goulags. De l’idéologie soviétique. De la peste rouge. J’aurais dû disparaître en combattant avec mes hommes. Je ne sais pas qui a ramassé mes morceaux. Ni qui m’a fait garde-chiourme. Mais pendant six mois, commandant de la forteresse de Königstein, j’ai cru renaître. Puis j’ai été capturé par les cosaques. Je me suis évadé. Je ne sais pas, non plus, quelle mission humanitaire m’a ensuite pris en charge avec deux vieilles badernes. M’a emmené chez vous. Ma mémoire disparaît lorsque je me bats pour survivre. Votre amour du prochain est la pire des prisons. »

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