mardi 29 janvier 2008

Chapitre XLVI


Markus encore oppressé. Ses nausées s’espacent mais ses angoisses résistent. Le Père gardien, qui n’est pas reparti avec les croque-morts, lui pose des serviettes humides sur le front.
Après chaque compresse le moine s’agenouille. Prie à voix basse. Et devant son air accablé, Markus a l’impression de comprendre pourquoi, il y a vingt ans, Jabicus a pu s’inscrire au Catenaccio.

— Après tout, vous vous en êtes plutôt bien tiré. Un chemin de croix impeccable. Votre nom dans les annales de la repentance. Un banquet en fin de soirée. Pas cher payé pour retrouver une bonne conscience. Et quelle publicité !
Jabicus ne répond rien. Il range sa trousse. Jette les seringues. Sort chercher la mallette. Il l’ouvre et la pousse vers le canapé.
— Nous ne pouvions plus rien pour elle. Je le jure sur son crâne que j’ai sous les yeux. Parole d’homme.
— Parole d’homme, parole d’homme…
— Moi aussi, je le jure, dit le Père gardien.


Markus regarde dans la malle.
— Dommage que nous ne puissions pas faire une sainte avec ces restes. Votre serment prendrait de la valeur. Au fait, combien d’os pour un squelette ?
— Deux cent quarante.
— Oui mais, dit Markus, des années au grand air vous les éparpillent sur un ou deux hectares. Quel travail alors pour les ramasser. Oter la terre, les racines incrustées. Tamiser.
Les mains dans la caisse, Jabicus ne relève pas l’ironie. Markus continue.

— Vos limiers de La Reconduite sont vraiment forts. Beaucoup plus que les gendarmes ! A moins que des ramasseurs de champignons bien inspirés n’aient, depuis vingt ans, préparé le travail.
Les trois hommes restent silencieux.


Une chose, en tout cas, paraît certaine. Lorsque les Américains du Sud l’embarquent pour l’Europe, l’infirmière est à l’article de la mort.
Seul l'espoir de revoir son mari et ses filles la tient encore en vie. Lui permet d’entreprendre un voyage à fond de cale dans un cargo pourri.
En mer, elle compte ses battements de coeur. Celui-ci. Encore un. Les secondes qui tiennent le fil. Gardent le souffle. Une lueur dans la prunelle. Survivre deux jours. Trois. Ne pas mourir si près du but. Ne pas être basculée par-dessus bord.
A quai, gisant entre les containers elle ne ressemble plus à rien. Jabicus qui la découvre a un mouvement de recul.
— Il aurait mieux valu qu’elle mourût là-bas. Que vais-je pouvoir faire ?
A ses côtés, le Père gardien se sent tout à coup plus fort que Jabicus. Que la nature en général. Que la mort qui s’impatiente.
Persuadé de pouvoir rendre un visage et sa dignité à un être si fragilisé, le Capucin se réfugie dans ses prières. Se barricade dans sa foi.
Il prie pour l’infirmière suppliciée. Pour ses bourreaux. Pour protéger l’ordre monastique auquel il appartient. Son obstination le rend encore plus pathétique.


Cette nuit-là, l’infirmière sur les bras, le Père gardien et Jabicus discutent et perdent du temps. Ils préparent un lit, des médicaments. A droite, à gauche. N’importe comment. Et de l’eau chaude pour une toilette du bout des doigts. La fille ne les attend pas. Elle s’échappe dans le noir.

— Je ne lui ai même pas donné l’extrême-onction, dit le Père gardien. Je ne voulais pas la désespérer. Je ne saurai jamais à quelle folie j’ai cédé.


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