dimanche 10 février 2008

Chapitre LX

Pour la troisième fois en une semaine, l’idée de la mort en eau profonde avec laquelle il s’amusait à jouer depuis si longtemps cesse de l’intéresser.
— Cette connivence venait-elle vraiment de Dieu ? Ou n’était-elle qu’une folie ? Et Matthieu, l’évangéliste à la meule d’âne, n’est-il pas, après tout, qu’un mauvais serviteur. Celui qui n’a rien compris à la nouvelle écriture.
« A-t-on idée de faire transiter de telles cruautés à travers tant de siècles. Où se trouve le vrai scandale ? Avec la mort il n’y a pas de complicité. Voilà le hic. Si je n’y prends garde, la littérature serait, elle aussi, capable de me trahir.
Il crie à pleins poumons.
— Dois-je renoncer ?


Une nouvelle bourrasque envahit la maison.

— Oui, oui ! dit Létitia. Renoncez ! Et réchauffez-nous. Nous avons cru périr sous les rafales. Impossible de rentrer à la bergerie. Nous sommes trempés. Gelés, affamés. Le zodiac nous a échappé. Il dérive. Nous vous en trouverons un autre.
Jabicus, derrière elle, luttant contre le vent, a toutes les peines du monde à repousser la porte d’entrée.
— L’hospitalité jusqu’à demain matin, dit-il, est-ce possible ?
— Et nous bavarderons, dit Létitia.Vous nous redirez cette histoire de la petite fille aux tresses. Ou en socquettes. Je ne sais plus. En attendant votre départ.
— Quoi ? dit Jabicus, il nous quitte...
— Je l’ai vu dans les cartes. Mais il reviendra. Ne serait-ce que pour mieux comprendre Fidèle de Sigmaringen.

FIN


ISBN : 978-2-9528650-3-6
EAN : 9782952865036

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Chapitre LIX


Sous la pluie qui le transperce, pataugeant dans l’écume des vagues, Markus cherche son zodiac. Il s’inquiète. S’impatiente. Se calme.
— Et puis quoi ! De toutes façons, je ne pourrais pas sortir sur cette mer démontée. La Folie Tristan ne tiendrait pas cinq minutes.
« Au prochain soleil, le premier pêcheur de langoustes me ramènerait dans ses casiers. Alors quel spectacle ! Surtout pour un type comme moi qui ne veut déranger personne en disparaissant.


Le souvenir des vieux bergers qui dégringolent au fond des précipices calme son amertume. Il sait que ces gens-là ne s’égarent pas sans raison.

Avec application, à chaque touffe d’herbe, ils cherchent comment abréger leur appréhension de l’attente. Une fois prêts, d’un coup de jarret, ils bondissent et se laissent avaler par les gouffres. A moins qu’il ne préfèrent un faux-pas.
— Ils inventent une sagesse. Certains disent une philosophie. Je n’ai pas cette chance. Ni ce pouvoir. Encore moins leur force de caractère. D’autant plus que je ne sais toujours pas où rendre l’âme. Pâques, cette année, ne m’aura donc donné aucun moment propice.


Markus cherche sa clé sous la pierre.

— Quelqu’un est venu.
Létitia et Jabicus ont laissé un mot sur son bureau. Il s’efforce de lire.
— Voilà bien l’écriture d’un médecin.
Il prend une loupe. Déchiffre ce qu’il peut.
— Je vous promets, écrit Jabicus, d’acheter les oeuvres d’Empédocle. Encore faut-il que je les trouve. Volcan ou pas, si dans huit jours vous n’êtes pas revenu, je fais construire votre cénotaphe. Celui que j’ai dessiné.
« Le Père gardien le bénira. Nous ferons une partie de campagne. Létitia pense comme moi. A l’occasion, elle viendra s’asseoir sous les figuiers. Apportera un bouquet. Le ciel se couvre. Nous rentrons chez nous. A toute vitesse. Devant la tempête. Avec votre bateau.
— Il a fait deux fautes d’orthographe.


Markus retourne la feuille. Prend un crayon.
— Trouver le nom de celui qui ne voulait pas sortir de sa voiture pour admirer les paysages. Sans doute s’efforçait-il d’écrire afin de ne pas mourir trop vite. Lui aussi.
Markus hausse les épaules. Chiffonne le papier.
— Au fond, je m’en fiche.
Il baille et s’étire. Quatre exercices d’assouplissement. Ses phalanges, ses poignets répondent. Aucune crampe, non plus, ne paralyse son esprit.
Durant ces quelques jours, il n’a peut-être pas trouvé ce qu’il cherchait. Mais la vie, tout à coup, lui semble encore débordante de fantaisie.
La semaine sainte vient de glisser entre ses doigts. Il n’en sait pas davantage sur les dernières pensées de Fidèle. Sa vision de l’au-delà. Sur son hypothétique lignée et le suicide. L’infinie bonté des Capucins.
— La belle affaire ! Ces interrogations ont-elles une si grande importance ?


La pluie redouble. Il ouvre une fenêtre. Tempête installée.

— Je crie aussi fort que toi ! Et tu ne me séduis plus.
La bourrasque l’étreint. L’empêche de fermer ses volets. Alors, il laisse la nuit à la violence de l’eau. Il appuie son front sur les vitres glacées. Regarde la mer en furie. Murmure à son reflet.
— Très bien, j’ai eu tort. Je crie moins fort que toi. Je le reconnais.


Chapitre LVIII


Trajan n’écoute donc pas. Ou confond les siècles. Les calmants sans doute. Peut-être est-il plus sérieusement atteint. Pour la seconde fois en une semaine, Markus a cent ans.
— Aurai-je jamais la force de revenir bavarder avec vous avant mon départ. J’étais allé cherché le tumulte. Les cris du supplice. Je n’ai été saisi que par le sens pratique du pasteur.
« Notez, l’eau de la source est excellente. Il suffirait d’élargir la route. De mettre en bouteilles. Au début, cinquante emplois. A peine.
« Et puis je n’ai plus entendu que le vent. Je me suis lassé. Je n’ai pas déjeuné. Je suis revenu comme l’éclair. La littérature aussi semble m’avoir abandonné. Je risque d’en mourir.
Trajan ferme les yeux.
— En tout cas, moi, j’ai vu la mort. La vraie. La mienne. Perchée dans le platane. Entre des tôles froissées.


Nouvelle averse. Nuit sans lune, évidemment. Markus rentre chez lui. Il tremble de froid. A moins que ce ne soit de peur.
En traversant son jardin sous les embruns, il croise quelques fantômes de son enfance. La peur du noir. La solitude. Des cris d’animaux. Les arbres agités. Les nuages à la course.
La mort qui rôde sur ses rochers ne ressemble plus à la petite fille en socquettes qu’il dessinait. Sous le ciel bas, elle est redevenue, comme sur le zodiac à la dérive, le voleur de l’Apocalypse.
— Elle me glace. Elle semble souffrir. J’aperçois son linceul. Elle le dissimule mal sous les buissons. Je sais maintenant qu’elle prend l’âge de tous ceux qu’elle frôle. Quelle gueule ! Suis-je donc déjà si vieux ?
Markus, un instant, s’attend à ce que le spectre de sa mère surgisse. L’invite à la rejoindre. Au moins à se préparer.
— Tu es le suivant, disait-elle, n’oublie pas.


Pourtant, pendant cette équipée, tout à son obsession des origines et à son attente de fournaise, Markus n’a pas même trouvé une seconde pour aller se recueillir sur la tombe où elle repose depuis quelques heures.
Il regrette de n’être pas allé prier sur ses os rassemblés. De ne pas lui avoir demandé comment des inconnus ont pris soin d’elle. Et pourquoi, à court d’imagination, ils ne l’ont pas lovée dans une jarre.
— J’aurais pu lui expliquer mon éveil à la sexualité. Lorsqu’elle me prenait avec elle dans son bain, autrefois. Ou mon invention de la littérature, lorsqu’elle se moquait de mes premières pages d’écriture.
Markus n’a pas eu, non plus, l’idée de pousser jusqu’à Königstein. Pour retrouver les souffrances de son père. Et le face-à-face, en forteresse, des deux Sigmaringue pendant la guerre, au milieu du siècle dernier. Prisonniers des mêmes cruautés. Des mêmes erreurs. Des mêmes inepties.


Chapitre LVII


Un pasteur apparaît sur le parvis. Dévale jusqu’à la pierre écrite sur laquelle Markus grimpe.
— Ne criez pas si fort. Les miracles que vous cherchez ne sont plus d’ici. Et en montagne, les sources jaillissent où l’on veut.
« Depuis cette affaire de gorge tranchée, l’église est devenue un temple. Nous n’avons pas besoin de saints. Ni de moines martyrs. Le sang, jamais plus. Le dépouillement, la simplicité suffisent.
« Les Capucins ont acheté les trois mottes de terre sur lesquelles leur prédicateur aurait rendu l’âme. Beau geste commercial de notre part. Et pour eux, jolie plus-value en perspective.
« Prenez donc un galet en souvenir. Je ne vous ai rien dit. Je ne vous ai pas vu. Ma femme tient l’auberge après le tournant.
Exaspéré, Markus repart en trombe. Cette promenade chez les Grisons lui a vidé le crâne.
Il attendait une illumination. Un éclair à la Pascal, pour comparer les plaies, mettre les doigts. Il ne rencontre que la paix des animaux au pâturage. La foi du charbonnier calviniste. La certitude des sermons. Celle des comptabilités. Il n’aperçoit même pas un dos de marmotte.
— La simonie a encore de beaux jours. Je commence à comprendre les guerres de religion. Je rentre. Au galop.


En début de soirée, épuisé par cet aller et retour, Markus s’asseoit au chevet de Trajan. De nouveau à l’hôpital après l’accident de voiture.
Markus tapote ses oreillers, borde la couverture.
— Vous cumulez les drames. Mais vous les supportez bien. Tenez ! Voici un cadeau. Un caillou suisse. La sainteté réserve des surprises, m’ont dit les Capucins. J’ai été servi. Je pensais à une foudre. A une fournaise. Je m’attendais à être soulevé de terre par une tornade.
« Un éclat de tibia, une biographie m’avaient enflammé l’âme. Et déjà tout brûlant, j’étais allé me jeter dans le brasier qu’un apocalyptique avait allumé.


Trajan grimace.

— Si vous souhaitez tant souffrir, je vous cède mon lit.
— Il n’y avait pas l’ombre d’une cendre, dit Markus. Mes bras se sont refermés sur le vide. Peut-être ai-je manqué de ferveur.
« Pourtant, vous le savez, sur ma terrasse, j’ai toujours su recréer la frénésie des batailles. L’outrance des morts violentes. Et bougonner, comme l’autre, en promenade, qui restait blotti au fond de sa voiture « J’imagine, j’imagine ! »
« J’aurais dû venir plus tôt prendre de vos nouvelles. Vous m’auriez dissuadé de partir. Croyez-moi, la présence de Fidèle, si elle existe, remplit autant cette chambre d’hôpital que le hameau de Seewis et son canton. Permettez-moi d’ajouter : et que votre plâtre. Donnez, je le signe.
— Heureux Capucins, dit Trajan, à qui l’on prête tant.
— En tout cas, je vais toucher deux mots de mon pèlerinage à leur supérieur. Les cénobites ont parfois cette manie d’envoyer les gens sur des lieux qu’ils ont aseptisés.
« Pourtant, même un futur saint ne meurt pas en silence. Il hurle d’horreur. Enfonce ses ongles. Déchire ce qu’il trouve. Laisse des empreintes. Des creux. Pour des moulages. Une chemise ensanglantée. Pour les bonnes sœurs. Une sandale.
« J’ai seulement appris que Fidèle avait un témoin. Son garde du corps. Le capitaine Colonna de Fels. Si ce maladroit ne s’était pas foulé le pied en trébuchant, il aurait sans doute tiré l’épée. Et défendu son moine. A quoi tient la destinée, je vous le demande.
— Colonna ? dit Trajan. Mais c’est un petit parent. Du côté des femmes. Il est blessé, dites-vous. L’ont-ils mis au même étage que moi ?


Chapitre LVI


Markus, pourtant, s’est bien envolé. Aussi vite que la semaine dernière, lorsqu’il abandonnait le corps de sa mère aux employés municipaux.

Vers le nord, cette fois. Afin de changer de mythologie. Et se perdre dans les brumes. Marcher en forêt. Comparer son existence à celle des autres Sigmaringue. Il a envie de les retrouver. De mettre ses pas dans leurs traces. Il appelle son cousin Lothar.
— Depuis que vous l’avez enivré et déposé dans une brouette, dit sa femme, votre métaphysique de pacotille ne l’a pas lâché. Maintenant il n’écoutera plus vos balivernes. Il se repose. Pour toujours. Il s’est pendu. Viendrez-vous me voir ?
Markus raccroche. Change de cap aussitôt. Et file vers l’Engadine.
— J’aurais quand même dû passer chez elle. Et prendre un morceau de la corde. Je l’aurais offert à Létitia. Cela lui aurait sûrement fait plaisir.


Manettes à fond sur un gros cube loué, il touche le Rhin naissant. Remonte le Danube qui ressemble encore, près de Sigmaringen, à une rivière normande. Traverse le lac de Constance. Longe le Liechtenstein.
A angle droit, chez les Grisons, il s’engouffre dans la vallée du Prätigau. Et prend à droite, côté glaciers.
Coupe-gorge et angoisse. Fracas des chutes d’eau. Chair de poule dans les brises tournantes. Celles des prairies. Celles des sommets. Il monte toujours.
— Des greniers à foin ! S’il vous plaît, pour aller à Seewis ?
— Suivez les épingles à cheveux, dit un paysan. Le bout du monde des montagnes. A pas très loin.
Markus s’arrête enfin dans un sentier. Sous des arbres fruitiers. A un jet de pierre en contrebas de l’église où Fidèle a prêché pour la dernière fois. Un vingt-quatre avril. Il y a presque quatre cents ans. Vers onze heures.
Jument, poulain, prés pentus. Dans n’importe quel ordre, comme toujours. Les moines ont bâti un cénotaphe. Mis un grillage. Canalisé un filet d’eau. Gravé son prénom en latin, Fidelis.
— Vingt mètres carrés. A tout casser.


Markus regarde les arbres.
— Un pommier. Un poirier. Pas de tilleul. Le Père gardien n’est donc jamais venu.
Markus s’agenouille. Se penche sur la vasque creusée. Regarde son reflet. Clin d’œil à Narcisse qui préfère le miroir des fontaines à celui de la littérature. Il plonge la main. Goûte l’eau des glaciers.
— Je me désaltère à une source sacrée. Cela fait quelque chose. Je bois la sauvagerie d’un siècle de fer. Je compare les liturgies. La cruauté des différences. Je devine la saveur de la vie interrompue.
Markus se redresse. Met ses mains en porte-voix. Et hurle à l’écho.
— Fidèle ! Ils ont voulu t’assassiner.
La jument et le poulain détalent. Mais il n’y a pas d’écho. Markus essuie son visage. Tend les bras vers les sommets. Insiste. Son ancêtre va lui faire signe. Ils vont se reconnaître. Echanger leur sang.
— En choisissant de venir ici tu refusais que l’on te vole ta mort. Quel homme au monde accepterait sans broncher un tel crime ? Ce serait la remise en question des fins dernières.


lundi 4 février 2008

Chapitre LV


Au chant du coq, Markus s'enroule dans une couverture. Attrape un chapeau de paille. Et s’asseoit sur la terrasse. La nuit dernière, il a laissé ses amis à leur émoi. Un taxi l’a ramené. Il a essayé de travailler mais il s’est endormi.
La terre du printemps sèche déjà. Ses arbres végètent mal sous les embruns qui les salent. Sans doute ont-ils été plantés trop près du rivage.
De jolis jardins existent pourtant en bord de mer. Markus devra être humble. Patient. La nature donne les grandes directions et attend. Il suffit d’un geste intelligent pour l’embellir. Un peu d’eau douce. Cela prend des années. Quelle joie ensuite. Markus apprendra.
Il se lève. Il pense à Juliette. Et jette son chapeau à la mer.
— A-t-elle jamais su vivre. Saura-t-elle mourir ? Hier soir, je ne suis pas arrivé à la toucher du bout d’un doigt. A lui dire un mot. L’ai-je seulement souhaité.
« Sa silhouette est restée la même. Elle a dû faire la fortune des chirurgiens esthétiques. Maintenant, elle brade sa libido. Offre son corps retendu à un dernier amant. Elle n’a pas tort. Trajan mérite des égards.


Markus sur sa chaise longue. Depuis l’aube, les avions et les hélicoptères ont repris leurs allées et venues entre l'île et le continent. Le blocus est levé. Les cargos doublent la pointe de la presqu’île.
Comme chaque lundi, ils déposent leur cargaison de yaourts, d’eau minérale. Ils rapatrient les fonctionnaires qui ont assuré leurs six semaines. Les journalistes. Tous les autres. Markus les entend rire, chanter.
Les cargos croisent devant ses rochers. Pâques disparaît. La Pentecôte occupe déjà les esprits. L’île se purifie, redevient secrète. Le coeur en harmonie. L’angélus du matin glisse sur le golfe. Le chien aboie.



Le téléphone sonne.
— Trop tard, dit la voix de Markus dans le répondeur. Je vous confie la maison. Vous trouverez les clés sous la pierre. Si vous ne me croyez pas, levez les yeux au ciel, vous m’apercevrez peut-être.
— Je ne vous crois pas, dit Jabicus. Létitia apporte le déjeuner. Elle ramène votre bateau en caoutchouc. Comme promis. Je la laisse tenir la barre. Ce soir, elle aimerait saluer la lune du haut de vos rochers.
— Dans le noir velours, me dit-elle.
— Une bonne idée, non. Vous devriez déjà nous apercevoir au milieu du golfe. Il faut que nous parlions de vos idées biscornues. A la longue, votre persiflage passe mal. A tant faire, vous finiriez par vous persuader que le Christ, lui aussi, s’est suicidé. Que voulez-vous prouver ? Dans une heure nous accostons.


Chapitre LIV


Markus est aspiré vers l’oratoire de l’hôpital par le flot mêlé des pleureuses de service et des militaires en arrêt maladie. Petite foule pour les vêpres. Les femmes vont vers la chaire, les hommes du côté de l’harmonium.
Déguisé en aumônier d’escadron, l’étole au cou, le Père gardien pose un paquet de disquettes sous la photographie d’un groupe de chanteurs polyphoniques. Il branche un magnétophone. Les voix dominent le brouhaha contenu de la chapelle.


Markus tente de se faufiler. Il aperçoit Létitia et Juliette, agenouillées l’une contre l’autre, près de la table de communion. Le désordre l’empêche d’avancer. Il lutte une seconde. Renonce et tombe sur Jabicus.

— Alors, un coup de poignard dans le dos, c’est quoi, en fin de compte ?
— Une expression, dit Jabicus. Une formule d’ici pour expliquer une vacherie faite à quelqu’un. Sans entrer dans le détail de dix grammes de plomb. D’un bras troué. D’une jambe cassée. Sachez traduire.
« J’avais donné à Trajan l’autorisation de sortir de l’hôpital. Il peut remercier le ciel. Si l’énarque l’avait tué, l’île serait à feu et à sang. Ce type représente quand même le gouvernement.
« Mais c’est Juliette qui m’inquiète. Elle a le regard hors du temps. Elle aurait dû refuser ce jeu de maboules. J’espère qu’elle ne va pas se foutre en l’air. Quelle conne, vous aviez raison.


Markus sait que Juliette, en tout état de cause, ne manquera pas de se poser en victime. Les hommes simples ne lui réussissent pas. Une fois de plus, elle aura navigué à l’aveuglette entre ses amitiés amoureuses, son contrat de mariage élastique, ses curiosités, un soupçon de sexe.

Comme toujours, elle écrira son aventure dans un prochain roman. Etalera sa nouvelle passion. Sa vanité meurtrie. Donnera mille détails. C’est sa façon de faire l’amour. Pourquoi aurait-elle changé.
Du reste, sur ses manuscrits, elle a l’habitude de laisser en blanc le prénom des hommes dont elle parle. Après deux cents pages, elle met leurs initiales au crayon. Pour les effacer et les remplacer, le cas échéant. Ses dédicaces, ensuite, se ressemblent toutes. Ses histoires aussi.


— A mon avis, dit Markus, si ses ennuis continuent, Trajan devra louer à l’année une chambre d’hôpital. Mais c’est l’accidenté le plus heureux du monde. Et si Juliette met fin à ses jours, lui au moins aura réussi sa vie. Un livre à paraître, une mort offerte. Quel cadeau de relevailles !

— Mes piqûres ont toujours cet effet-là, dit Jabicus. Elles ravivent les obsessions. Demain, vous verrez, il n’y paraîtra plus.


Chapitre LIII


Vues du ciel, en effet, les îles ont la fragilité des feuilles d’automne. Celle des bois flottés. Des carrés d’herbe dans la mer des Sargasses.
La moindre bourrasque les roule comme des brindilles. Les entasse, les retourne et les tricote. Prisonnières d’elles-mêmes.
Les autochtones doivent avoir les tripes chevillées aux institutions républicaines et à la garantie de leur retraite pour résister à cet essorage. Au surplace. A l’inceste social.
— Sinon, dit Létitia, les hommes se mettent en transe. L’angoisse les affole. Ils ont le vertige. Le sang coule.
Qu’un étranger se tape une femme de la tribu, les représailles pleuvent ! Il restera toujours le Romulus qui a enlevé une Sabine. Et sera châtié. A lui de savoir surpasser la prise s’il veut survivre.


Avec l’énarque, les donneurs de leçon n’y sont pas allés par quatre chemins. Pour savoir qui ferait l’amour à sa femme, ils ont tiré Juliette à la courte paille.
— Puisque vous aviez été son amant, j’ai cru que le sort vous avait désigné.
En l’épousant, le benêt au placard n’imagine pas un instant, en effet, que de telles pratiques soient encore en vigueur. En tout cas, s’il comprend vite, il n’accepte pas que sa femme le trompe. Et il prépare sa vengeance.
En attendant, il fait le bel esprit. Le mari prévenant. Généreux. Compréhensif. Il se montre au café. Marche en montagne avec le chien. Joue au tennis. Chante à la chapelle.
Ce soir, sortie officielle. On joue La Traviata au grand théâtre. Il rentre prendre un bain. Donne sa soirée au chauffeur. Invite son rival et conduira lui-même la voiture. Juliette, toujours en retard, les rejoindra au premier entracte.
— Et toc ! dit Létitia. Un platane. Justement. Pendant que vous dormiez sur mon canapé.
— Je ne suis donc pas seul à perdre l’esprit.


En une demi-heure, l’île bourdonne d’inconnus. Les autorités annulent La Traviata. Bouclent le parking de l’hôpital. Ferment les étages. Consignent les malades. Regroupent le petit personnel au sous-sol, entre les chaudières et les cuisines.
Dans cette foire, Létitia, qui a un laissez-passer, prend Markus par la main. Pauline, toujours en bataille, les aperçoit au détour d’un couloir.
— Paix et salut. Je m’éclipse. Les flics m’ont interrogée. J’ai un boeuf sur la langue. Une petite croix sur la poitrine. Je suis amoureuse. Enfin presque. Et triste à mourir. Mon frère ne méritait pas ce nouveau coup de poignard dans le dos. Il se remettait à peine du précédent.
— Je croyais, dit Markus, qu’il s’agissait d’une balle de revolver.


Pauline lui lance un oeil noir. Se retourne vers Létitia. Et tend vers elle l’index et le majeur de sa main gauche. Une petite fourche pointée pour conjurer le sort.

— Nous en reparlerons. Ton Jabicus a eu tort de le laisser sortir. Trajan aime les femmes. Les complications. Aucune raison, néanmoins, d’avoir sacrifié mon frère à ce jeu stupide.
— Voilà donc les secrets que vous n’êtes pas arrivée à me raconter l’autre jour. Vous avec le novice. Trajan avec Juliette, cette fois.
Létitia lâche la main de Markus.
— Trajan, tiré au sort, n’a fait que son devoir. Pour l’honneur de nos filles. Pauline et moi, nous nous expliquerons plus tard. Maintenant, je vais retrouver Juliette. Cessez de ricaner. Prenez, au moins, un air de circonstance.


Chapitre LII


Létitia. Juliette. Des voisines d’enfance. Des amies de pensionnat sur le continent. Elles se perdent de vue. Elles se retrouvent. S’énervent et se brouillent.
Juliette toujours un peu triste, un peu malheureuse. Assez garce et butée. Létitia à peine plus fine mouche. Deux filles tirées à hue et à dia. Ce soir, Juliette vacille. Létitia fanfaronne.
Elle tient Markus entre ses bras.
— Lorsque vous vous séparez, après l’épisode de l’académicien, elle épouse votre successeur, l’énarque au placard. Pour voir l’effet, elle lui donne à lire l’histoire de sa romance avec vous. Vous imaginez le résultat.
« Le mois dernier, à la maison, il a retrouvé le livre que je vous avais emprunté. Depuis, la crise ! Une fixation. Il veut éliminer les amants de sa femme. Les anciens, les nouveaux. Il vient de passer à l’acte.
— Qu’ai-je à foutre de ces gens-là. Ne voyez-vous pas que j’agonise.
Markus semble étonné de parler avec tant de force. Appuyé contre Létitia, il bombe le torse. Tout à coup respire mieux. Tire sur ses bras, ses jambes. Les piqûres le rajeunissent. Debout, il ne titube pas.


Dans l’élan, Létitia lui ébouriffe les cheveux. Lui offre une pomme à croquer.

— Venez, je vous raccompagne. Avec un détour par l’hôpital. Quelques instants. Pour voir la tête des autres. Et celle de Juliette. Ne vouliez-vous pas lui écrire ?
— Si j’y vais, je lui mets la main aux fesses. Même dans le noir, elle me reconnaîtra. A mon pas. A la douceur de mes doigts. Et, tant que vous y êtes, pourquoi n’irais-je pas tenir la main de son mari.
« Avec sa voiture et son obsession, lui aussi a sûrement couru au devant de quelque chose d’indéfinissable. De surnaturel. A la Fidèle. A la capucine. A la Manfred.
— De là à supprimer ceux qui couchent avec sa femme.
— Bien sûr que si. Sous les draps, le sexe balbutie. C’est connu. Il y a quarante ans, une histoire identique dégringole sur la tête d’un éditeur parisien.
« Cocufié, ulcéré, il tue son écrivain fétiche. Au volant de sa voiture, justement. Et y laisse la peau, comme par hasard. Deux hommes, une femme. Une route. Un platane.
— Ne plaisantez pas. Vos théories d’enfant gâté ne s’harmonisent pas avec notre granite. Plus fragile que vous ne l’imaginez.


Chapitre LI


Le Père gardien hausse les épaules. Il se tait. Les minutes passent. Markus commence à s’endormir.
Le moine se lève et sort. Il abandonne Markus. Les compresses, les piqûres, les discussions. Il file retrouver Jabicus à sa consultation.

Létitia passe la tête. Le Capucin lui raconte en deux mots les événements de fin d’après-midi.
— Maintenant il se persuade que notre protomartyr est son arrière-trisaïeul.
— Donc, dit-elle, tout à l’heure, dans la voiture accidentée, ce n’était pas lui. Qui, alors ? Je cours à la bergerie.


Après les claques de Jabicus, se sont les baisers de Létitia qui maintenant réveillent Markus, toujours enfoui dans les coussins.

— N’aurez-vous jamais pitié, dit-elle, de ceux qui vous aiment. Je vous ai vu mort. Broyé dans une carcasse de quatre-quatre.
Létitia, on le sait, s’effraie souvent toute seule avec les tarots. Ou avec les gouttes d’huile d’olive qu’elle laisse tomber dans une bassine en se caressant le bout des seins, à la manière des sorcières locales.
Dans ses bons moments, elle pressent au moins dix catastrophes par semaine. Selon son humeur, leur nombre peut doubler.

— En tout cas, dit-elle, le drame est arrivé. Hier, vous vouliez me faire de la peine avec Juliette. Ne la cherchez pas. Elle prie au chevet de son mari, en réanimation à l’hôpital. Il a lancé sa voiture et son rival contre un arbre. Il voulait tuer celui qui le cocufiait. Ce n’est pas vous, Dieu soit loué.
— Quelle Juliette ?


Assise sur le canapé, Létitia pense que Markus ne l’a jamais écoutée.

— Votre historiographe, ne faites pas l’innocent. Depuis trois jours que je vous commente sa prose, vous auriez dû vous apercevoir que nous nous connaissions. Même si, ces jours-ci, nous étions en froid. A cause, justement, du petit livre dédicacé.
« Il faudra toujours tout vous expliquer en détail. J’étais certaine que vous aviez revu Juliette et que son mari voulait vous éliminer. Il y a une heure. Je me suis trompée. Tant mieux. N’en parlons plus.


jeudi 31 janvier 2008

Chapitre L


Markus, dans le froid qui l’envahit, perd la notion des réalités. Le souvenir de sa promenade en zodiac lui remet le coeur au bord des lèvres.
Il ferme les yeux. Sa tête bourdonne. Son corps brûle. Il continue pourtant de passer sa mauvaise humeur sur le Père gardien.
— Vos moines, à l’époque, sont-ils conscients de ce qu’ils imposent à Fidèle. Et où donc ? Je vous le demande. Ni à Genève ni à Paris où tout se passe au grand jour. Mais au désert, aux cailloux. A la solitude. A Seewis. Le bout du monde des montagnes. Pour cacher quoi ? Une mort sanctifiée. Tu parles ! Savez-vous où se trouve Seewis ? Moi non. Pas encore. La Rochelle, oui.
« Vous me faites penser à ces charlatans qui expliquent aux agonisants que la mort ressemble à une partie de plaisir. Qu’un saint complaisant les attend, avec une tasse de thé, de l’autre côté d’un tunnel de lumière. Et leur demande, leur curiosité assouvie, s’ils souhaitent rester dans l’au-delà. Ou rentrer à la maison.
« Le suicide comme une partie de plaisir. La mort pour voir. La mort comme une excursion. Avec billet aller et retour. Un comble. Du reste, ces imposteurs ont-ils peut-être même collé sur leur fascicule de racolage le portrait de Fidèle.


Markus se met à genoux, les yeux au plafond. Il ouvre les mains. Et fait le saint qui prie.

— La plupart des saints sont représentés dans cette attitude, dit le Père gardien. Vous vous laissez prendre au piège de l’imagerie d’Epinal.
— Et moi, je ne pense pas que les Capucins du XVIIème siècle devaient boire ce sang de ma famille pour fixer le renouveau de leur ordre.
« Combien de fous furieux, d’adultères, d’amoureux déçus, d’assassins avez-vous répertoriés dans vos annales avant qu’ils ne prennent la bure et ne meurent apparemment pour les autres. A vérifier, non ? Comme l’on dit chez vous.
Vous n’êtes pas sérieux. Que recherchez-vous en radotant sur cette idée de suicide ? Faites de Fidèle un malade mental, tant que vous y êtes. Ou, pourquoi pas, un Casanova des alpages. Désespéré et impuissant à trente-cinq ans. Je vous en prie, essayez de dormir. Avec son cocktail d’intraveineuses, Jabicus vous a mis la tête à l’envers.


Reste la sexualité, effectivement. Fidèle, comme tant d’autres, connaît le monde en entrant dans les ordres.
Un avocat dans le vent, beau gosse, passant dix ans à la cour des Hohenzollern réputée pour le désordre de ses mœurs, a sûrement laissé derrière lui quelques sentiments partagés.
Du reste, à la fin de ses études, Fidèle n’envisage pas de quitter le siècle. Il voyage. L’Italie, la France, l’Allemagne, l’Espagne. Il est précepteur-musicien. Avocat-philosophe. Botaniste.
Intellectuel par excellence, écouté, adulé, jalousé, il séduit les filles. Distrait les mères dont les maris, les amants, sont à la guerre. Aux affaires.
Un beau jour, pourtant, Fidèle s’aperçoit qu’il perd son temps. Que d’autres combats l’attendent. D’autres causes. Celle de Dieu.


Il se tourne vers son frère aîné qui prie déjà sous la robe des Capucins. Il lui demande s’il peut, à son exemple, aider à reconvertir les Réformés. La grande idée du moment.

Mais les moines refusent d’admettre chez eux cet homme du monde. Son âge, sa réputation, font craindre qu’il ne puisse s’assouplir. S’humilier. Subodorent-ils un éclat ? Un duel avec mort d’homme. Un dépit amoureux.
Fidèle insiste. Les moines hésitent. Et cela dure. Quoi qu’il en soit, il subira plusieurs années de probation avant de pouvoir les rejoindre.
Markus pense que cela cache bien des soupirs. Des larmes, des regrets. Au moins les arrachements d’une dernière passion. Une paternité. Un suicide de femme.
— Et imaginez, maintenant, que je sois le descendant direct de ce saint-là.

mardi 29 janvier 2008

Chapitre XLIX


Markus grelotte.
— J’ai attrapé la crève. Il me fallait encore ça.
— Fidèle vous impressionne, dit le Père gardien, mais vous n’entendez rien aux mains nues ouvertes. Vous êtes scotché à la tradition de la guerre juste. Armée de pied en cap. Poings serrés. Celle de saint Augustin à la fin du monde antique. Fidèle, non.
« Des tilleuls poussent sur le pré où il a été égorgé. Ses amis les ont plantés dans son sang encore chaud. Des arbres sacrés. Ils nous appartiennent. J’espère que vous irez, un jour prochain, méditer sous leur ombre légère. En pèlerinage. Le plus tôt sera le mieux.
— L’hagiographie de Fidèle que vous m’avez donnée à lire, dit Markus, reflète vos idées de Capucins, pas les siennes.
« Chez les Sigmaringue, le sacrifice à Dieu n’existe pas. Nous choisissons de mourir selon notre fantaisie. Avec notre goût du morbide et de la solitude. Vous, et les vôtres, l’avez trahi.
« Pascal à la trappe ! Je ne crois pas aux témoins qui se font tuer. Un témoin mort est un témoin qui n’a jamais existé. A chacun son pari.


Le moine contre la cheminée ressemble à un atlante. Il joue avec son chapelet. Remue ses doigts de pied pour les réchauffer.

— Vous divaguez. Les piqûres, sans doute.
— Lorsque vous l’envoyez chez les Grisons, dit Markus, Fidèle n’ignore pas un instant qu’il va mourir. Si ce n’est pas du suicide, cela lui ressemble étrangement.
— Vous ne saurez jamais ce que Fidèle avait dans le crâne avant de disparaître. Sacrifice ou égoïsme. Déprime ou exaltation. Envie d’autre chose. Envie d’ailleurs. Un débat vieux comme le monde.
« Si vous aviez un peu de culture vous sauriez qu’au même moment, John Donne meurt de ces mêmes interrogations sur le suicide. Mais dans son lit. Allez, étendez-vous donc.
— Et vous, relisez le dernier poème des Fleurs du Mal.
— Vous ne tenez même pas assis. Apaisez-vous.


Markus n’est pas convaincu. Il voudrait que le Capucin lui explique pourquoi la morale chrétienne refuse cette notion du suicide.

Il ne peut s’empêcher de croire que l’idéologie du dix-septième siècle débutant sacrifie l’intelligence et la réflexion à une première ébauche de ce qui deviendra, un jour, la pensée unique.
Dans son esprit, l’Eglise avait-elle besoin de tant de chairs torturées pour orner son blason ? S’est-elle seulement demandé si, en dehors de celle des dépressifs ou des névrosés, la mort souhaitée n’était pas aussi stupide que celle que l’on reçoit par accident.


A l’époque de Fidèle, la chrétienté a, depuis longtemps, fait le plein de ses martyrs. S’il lui arrive encore de dissimuler les épées sous les bures, elle privilégie déjà la persuasion par la parole, la dialectique.

Ignace de Loyola a ouvert la voie. Avec les premiers jésuites, le langage évolue. Se dédouble. Règne vite sans partage. Les jansénistes le comprendront trop tard. Les ruines de Port-Royal témoignent.
— A telle enseigne, dit Markus, que vos curés, aujourd'hui, ne montent plus aux créneaux lorsque, le Coran dans une main et le couteau dans l’autre, des fanatiques égorgent des moines à Tibhérine.
— Vous dites des stupidités. Vous oubliez la politique.
— Au Maghreb. Ou aux Philippines. Et bientôt ailleurs.


Chapitre XLVIII


Le père gardien s’asseoit. Les bûches lancent quelques lueurs. Markus vient près du moine. En fin de compte, ce ne sont pas les cicatrices de Jabicus ou celles du moine qui le préoccupent. Pour eux la messe est dite.
C’est à lui qu’il pense. A ses origines. A sa lignée qui ondule entre des saints et des débiles. Sans cesse en quête d’un coup d’éclat. Des brutes au combat. Des illuminés qui poussent leur ivresse jusqu’à la folie. Choisissent une mort violente. La réussissent parfois. Un exploit qu’il rêve, à son tour, d’égaler.
Leur acharnement, leur désir d’absolu, l’obnubilent. Il a conscience de concentrer en lui quelques-unes de leurs extravagances. Sans avoir, cependant, leur charisme. Leur grandeur d’âme sous les catastrophes.


Dans l’ambiance de la bergerie, cette restriction ajoute à son angoisse. Renforce ses doutes. Lui donne l’impression d’être, à son tour, du côté des vaincus.

— Du côté des soeurs jumelles, dit-il. Elles ont échoué. Elles ont eu peur de la mort après avoir voulu la donner. Je leur ressemble. Mes livres que je jette à l’eau, mes actes manqués le prouvent. De toute évidence, aurais-je eu seulement l’humilité de porter une croix en public ? Non, évidemment. Létitia a même ajouté qu’il n’y avait pas assez de haine en moi.
Le père gardien lance des brindilles dans la cheminée. Continuant de s’apitoyer sur son sort, Markus bredouille qu’il choisira quand même son moment pour mettre fin à ses jours. Cette pensée le calme un peu. Mais ce soir, pour une fois, le plus malheureux des hommes ne s’appelle pas Sigmaringue.



Le Père gardien égrène son chapelet. Sourit à Markus.

— Vous continuez à vous apitoyer sur votre sort. A faire semblant de choisir votre destin. Mais votre idée de la mort est esthétique. Sans plus.
« La beauté du geste. La littérature. L’eau profonde. Vous n’avez que ces mots à la bouche. Et sous votre plume. Que voulez-vous dire à la fin ? Sinon que, plus que tout autre, vous craignez la mort. Vous en avez une peur bleue.
— J’écris comme l’on prie, dit Markus. En extase, en appel. Cela, au moins, me donne l’impression d’exister. De retarder l’échéance, sans trop de panique. Et me réconforte parfois. Lorsque cette transe m’abandonne, je sors à quatre pattes. Et retourne à mes arbres en gémissant.
— Ridicule, dit le Capucin. Tout le monde écrit. Tout le monde plante. Moi le premier. Et le SS dans le délire de sa cruauté, de ses souffrances sous le cilice. La plupart des arbres de notre jardin sont passés entre ses mains. Il les choisissait. Les élevait. Les caressait. Vous ne le saviez sûrement pas.

Chapitre XLVII


Dehors, le souffle s’espace. Le fil de vie s’effiloche. Puis casse, quelque part entre rochers et maquis.
— Serons-nous jamais pardonnés, dit Jabicus. Dans un cas pareil, le Catenaccio ne sert à rien. Je vous l’assure. A peine une promenade de santé. J’ai aussi mal que le premier soir lorsque je l’ai vue agonisante sur les quais.
Jabicus a l’air sincère. Il caresse sa moustache. Met un bras sur les épaules du père gardien qui, cette fois tombe à plat ventre. Comme au monastère.
— Ce n’est pas tout, dit le moine. Je n’ai jamais dit, non plus, au commandant de Königstein qu’il pourrait peut-être rentrer chez lui en Allemagne.
« Je prenais mes fonctions. Il y avait d’autres priorités. Vous rendez-vous compte ? Et j’ai aussi caché la relique de Fidèle pour qu’il ne la trouve pas. Moi qui savais que ce malheureux portait le nom du premier martyr de notre communauté.
« Etait-ce, du reste, pour cette raison que notre ordre nous avait confié cet homme estropié. Pour qu’il échappe aux camps soviétiques. Je pense maintenant que j’ai voulu le garder pour moi. En enfant égoïste. En curé immature.
« Des années de roueries, de lâcheté, d’obstination à me taire. Voilà mon enfer. Il faudra pourtant que j’apprenne, un jour ou l’autre, la vérité à ses filles.


Le père gardien reprend son va-et-vient avec les compresses trop mouillées. Il y a de l’eau partout. Markus dégouline. Il éclate de rire.

— Etes-vous seulement certains d’avoir juré sur les bons ossements ? Vos Sherlock Holmes ont peut-être bâclé leur travail. Confondu des mâchoires. En suivant leur avis, l’affaire est bouclée. Mais si les os ne sont pas ceux de l’infirmière, qu’allez-vous inventer ? Je ne veux pas que la concession des Sigmaringue devienne un fosse commune.
Jabicus raidi, sans voix. Le moine troublé, humilié. Entre eux deux, Markus assez mal en point. Leur attitude l’exaspère.
— Jadis, dit-il, vous avez choisi d’abandonner cette moribonde pour ne pas foutre en l’air vos carrières. Pas courageux, à l’époque, comment le seriez-vous devenus ? Jabicus, vous avez bien fait de garder votre prénom. Orso serait un peu lourd pour vous.
Orso, ce prénom que Jabicus, pendant ses moments de crise, aimerait porter à la place du sien. Dans l’illusion de se croire plus moustachu, plus fort. Plus performant avec ses maîtresses. Dans l’espoir de changer de peau. De mieux supporter le poids de l’île.
— Avec cette idée fixe, dit le Capucin, Jabicus m’a forcé à relire “ Quo vadis “. Mais Orso soulignerait aussi son côté bougon, ours mal léché. Et il vous aime bien.
— Maintenant, je voudrais rentrer, dit Markus. Je suis épuisé.


Jabicus prend Markus aux épaules. Le secoue. L’asseoit pour voir s’il ne s’effondre pas. Tape les coussins. Lui donne un baiser sur le front.

— Essayez de dormir jusqu’à mon retour. Le père veillera sur vous. Je vais à l'hôpital finir ma journée. Tranquillisez-vous, je ne vous ai pas empoisonné. Vous serez sur pied dans une heure. Le temps que les piqûres fassent leur effet. Ensuite, hop ! au zodiac. De toutes façons, vous ne pouvez pas vous installer ici. Létitia ne comprendrait pas.
En partant, Jabicus jette une couverture sur le canapé. Trois bûches dans la cheminée.


Chapitre XLVI


Markus encore oppressé. Ses nausées s’espacent mais ses angoisses résistent. Le Père gardien, qui n’est pas reparti avec les croque-morts, lui pose des serviettes humides sur le front.
Après chaque compresse le moine s’agenouille. Prie à voix basse. Et devant son air accablé, Markus a l’impression de comprendre pourquoi, il y a vingt ans, Jabicus a pu s’inscrire au Catenaccio.

— Après tout, vous vous en êtes plutôt bien tiré. Un chemin de croix impeccable. Votre nom dans les annales de la repentance. Un banquet en fin de soirée. Pas cher payé pour retrouver une bonne conscience. Et quelle publicité !
Jabicus ne répond rien. Il range sa trousse. Jette les seringues. Sort chercher la mallette. Il l’ouvre et la pousse vers le canapé.
— Nous ne pouvions plus rien pour elle. Je le jure sur son crâne que j’ai sous les yeux. Parole d’homme.
— Parole d’homme, parole d’homme…
— Moi aussi, je le jure, dit le Père gardien.


Markus regarde dans la malle.
— Dommage que nous ne puissions pas faire une sainte avec ces restes. Votre serment prendrait de la valeur. Au fait, combien d’os pour un squelette ?
— Deux cent quarante.
— Oui mais, dit Markus, des années au grand air vous les éparpillent sur un ou deux hectares. Quel travail alors pour les ramasser. Oter la terre, les racines incrustées. Tamiser.
Les mains dans la caisse, Jabicus ne relève pas l’ironie. Markus continue.

— Vos limiers de La Reconduite sont vraiment forts. Beaucoup plus que les gendarmes ! A moins que des ramasseurs de champignons bien inspirés n’aient, depuis vingt ans, préparé le travail.
Les trois hommes restent silencieux.


Une chose, en tout cas, paraît certaine. Lorsque les Américains du Sud l’embarquent pour l’Europe, l’infirmière est à l’article de la mort.
Seul l'espoir de revoir son mari et ses filles la tient encore en vie. Lui permet d’entreprendre un voyage à fond de cale dans un cargo pourri.
En mer, elle compte ses battements de coeur. Celui-ci. Encore un. Les secondes qui tiennent le fil. Gardent le souffle. Une lueur dans la prunelle. Survivre deux jours. Trois. Ne pas mourir si près du but. Ne pas être basculée par-dessus bord.
A quai, gisant entre les containers elle ne ressemble plus à rien. Jabicus qui la découvre a un mouvement de recul.
— Il aurait mieux valu qu’elle mourût là-bas. Que vais-je pouvoir faire ?
A ses côtés, le Père gardien se sent tout à coup plus fort que Jabicus. Que la nature en général. Que la mort qui s’impatiente.
Persuadé de pouvoir rendre un visage et sa dignité à un être si fragilisé, le Capucin se réfugie dans ses prières. Se barricade dans sa foi.
Il prie pour l’infirmière suppliciée. Pour ses bourreaux. Pour protéger l’ordre monastique auquel il appartient. Son obstination le rend encore plus pathétique.


Cette nuit-là, l’infirmière sur les bras, le Père gardien et Jabicus discutent et perdent du temps. Ils préparent un lit, des médicaments. A droite, à gauche. N’importe comment. Et de l’eau chaude pour une toilette du bout des doigts. La fille ne les attend pas. Elle s’échappe dans le noir.

— Je ne lui ai même pas donné l’extrême-onction, dit le Père gardien. Je ne voulais pas la désespérer. Je ne saurai jamais à quelle folie j’ai cédé.


samedi 26 janvier 2008

Chapitre XLV


Il y a vingt ans, à travers l’Europe, les événements concernant certains nazis semblèrent prendre une nouvelle tournure. Et il fut admis que le colonel Manfred Sigmaringen, terré en Amérique du Sud, comme tant d’autres, pouvait rentrer chez lui en Allemagne avec sa famille. A condition, dans un premier temps, de partir seul. De rester invisible.
Une niche à fond de cale sur un cargo mixte suffira à le rapatrier. Escale prévue, le couvent des Capucins d’Olmeto. Pour faciliter l’embarquement, quelques cachets.
Mais la femme du SS refuse de rester une heure de plus en exil isolée avec ses enfants. Elle hurle et se débat. Les passeurs veulent la calmer. Ils y vont trop fort. Au-delà de ce qu’ils souhaitaient.
Car là-bas, comme ailleurs, on frappe pour ne pas laisser de traces. Les dégâts n’apparaissent qu’après. Sur le foie, la rate. Dans la tête. L’unijambiste, menotté, drogué, est finalement embarqué avec ses enfants en bas âge. Première maladresse.


Quelques semaines plus tard, lorsqu’on la hisse, à son tour, comme prévu, dans le rafiot suivant pour rejoindre les siens, l’infirmière apparaît physiquement très diminuée.

Débarquée après dix jours de traversée, le mal a empiré. Les matelots qui la soutiennent l’allongent entre des containers. Leur mission accomplie, ils courent avaler deux mètres de pastis.
Le Père gardien la découvre, horrifié. Pas question, pour lui, que l’ancien nazi retrouve sa femme dans cet état. Une réaction mal contrôlée anéantirait le travail accompli jusque-là.
Le Capucin décide donc, avant tout, de préparer son pensionnaire. De lui expliquer, si possible, la situation. De mettre la femme blessée en lieu sûr. Et de s’appliquer à lui rendre un semblant de figure humaine. Seconde maladresse.
Jabicus qui l’assiste, et installe à peine son cabinet, tente de parer au plus pressé.


A terre, l’infirmière n’a qu’une idée : retrouver son mari et ses filles. Ne serait-ce que pour mourir entre leurs bras. La nuit venue, elle s’échappe de la cachette préparée à son intention. Sans doute se dirige-t-elle vers le couvent. S’égare-t-elle en route ? N’a-t-elle plus suffisamment de forces ?

Le Père gardien et Jabicus partent à sa recherche. Une heure. Ou deux. Fouillent et quadrillent ce qu’ils peuvent dans le noir. Ne voulant, sous aucun prétexte, donner l’alerte, demander de l’aide, expliquer ce qu’ils font. Répondre à des questions.
Ils comprennent surtout qu’ils vont au devant des pires ennuis. Dans un moment de panique, ils abandonnent. Et décident de se taire. Si, dans deux ou trois jours, personne n’a bougé, l’affaire n’aura jamais existé.
Enlisé dans son mensonge, le Capucin se contente d’expliquer au SS que sa femme n’a pas encore embarqué. Et que, si rien n’est définitif, les nouvelles ne sont pas bonnes.


Le berger président tend une bague à Jabicus.

— Nous avons aussi trouvé cela. Une fabrication locale du dix-neuvième siècle. Deux prénoms gravés à l’intérieur.
« Avec la croix, la barrette à chignon, ramassées par les gendarmes qui, soit dit en passant, ne nous ont pas facilité la tâche, il n’y a aucun doute. Cette femme est celle que vous cherchez. La mère des jeunes filles jumelles.
« Nous avons passé le secteur au tamis. Et rajouté les os à ceux du sac poubelle. Reste le travail de vérification sur les dents. Inutile, à notre avis. Si vous jugez bon de la ramener à son domicile, nous reviendrons. Pour le cimetière, voyez les officiels. Je laisse la caisse au pied de l’arbre. Voici les clés. Bonsoir.

Chapitre XLIV


Quelques heures plus tard, La Folie Tristan ayant dérivé sur les mêmes courants que l’avant-veille, Markus reprend ses esprits dans la bergerie de Jabicus.

— Ouvrez les yeux, dit-il. Je vous ai balancé trois claques. Je m’en suis donné à coeur joie. J’avais envie de régler nos comptes. A propos de Létitia.
Markus écarquille les yeux. S’attend au pire.
— Vendredi soir, vous n’avez même pas su la protéger des assiduités du gros Allemand.
« Mais aussi à propos de votre charabia sur le suicide. De votre façon de nous regarder, de vous mêler de nos histoires. Et de votre supposée parenté avec ce martyr d’outre-Rhin qui vous chamboule la cervelle. Sans parler de l’unijambiste au couvent.


Markus émerge. Retrouve quelques idées. A peine rasséréné. Il pense à Létitia. Jabicus continue.

— Pourquoi êtes-vous venu vous mêler de tout cela ? Nous vivions très bien loin de ce passé. Sans votre curiosité. Certes, nous vous acceptons, mais vous n’êtes pas encore intégré. Faites attention.
« Allongez-vous sur mon canapé. Montrez-moi vos fesses, une ou deux piqûres vont vous retaper. Mais à temps perdu, promettez-moi de réfléchir aux volcans. D’oublier les abysses qui ne veulent pas de vous. Justement, j’ai dessiné votre cénotaphe.
Markus, encore suffocant, n’a pas la force de réagir. Le canapé de paille est inconfortable. Le dos en compote, il réalise mal ce qui lui arrive. La mer, une fois encore, l’a trahi après lui avoir fait miroiter on ne sait quelle plénitude. Tout va de travers. Et cette fin de journée le déstabilise encore. Sa vision des événements se brouille. Il préférerait tellement que Létitia lui tienne la main.


La nuit tombe. Dans leur enclos les chiens hurlent à la mort. Jabicus ouvre une fenêtre. Des ombres sur la plage tirent des mules par la bride.

— C’est La Reconduite, dit-il. Ils ont dû trouver quelque chose. Le Père gardien les accompagne.
Au monastère, après le suicide du SS, le Capucin a immédiatement pris contact avec La Reconduite. Cette société secrète spécialisée dans l’accompagnement des morts perdus
à leur domicile.
Ajoutées aux siennes et confirmées par celles de Jabicus, les indications que le Père gardien donne aux gens de La Reconduite ouvrent d’un coup toutes les pistes.
Pour une fois, les archives ne demandent qu’à parler. Et de l’autre côté de l’Atlantique, les réseaux d’Amérique du Sud fonctionnent comme au premier jour.
— Il a eu raison de les mettre dans le coup, dit Jabicus. Imaginez l’embrouille si l’on ouvrait une enquête de gendarmerie sur la disparition de l’infirmière.


Dans l’île, en cinq siècles, le rituel de cette étrange compagnie n’a pas changé. Dès qu’une alerte sonne, son président-directeur général s’évapore dans la nature avec le secrétaire perpétuel. Un berger, comme lui. Opération commando.

Par les nuits sans lune, lorsqu’ils ramènent un corps, traversant les villages comme autrefois, cagoules et manteaux noirs sur mules noires, ces croque-morts en cortège donnent toujours la chair de poule aux enfants. Des frissons aux curieux. Les gendarmes neutralisant la fin de l’itinéraire, sur le principe des courses automobiles.
Aujourd’hui, ces inventeurs de cadavres travaillent sur ordinateur, portable à l’oreille. Hélicoptère en patrouille.
— Maintenant, derrière ces deux-là, dit Jabicus, vous trouvez des chefs d’entreprise, des avocats. Une règle de vie, une morale, du panache.
— Des Capucins aussi. Et des médecins, n’est-ce pas ?
Les mules s’arrêtent à vingt pas de la bergerie. Les hommes secouent les grelots pour dire qu’ils ont une nouvelle.
Ce soir, le corps transporté n’est pas attaché debout sur une selle de randonnée, une lanterne au chapeau et il n’y a pas de forces de l’ordre. La découverte tient dans une mallette métallique.

Chapitre XLIII


— Je vais acheter des sandales, dit Markus. Je vais me laisser pousser la barbe. Une semaine chez les Capucins. Qu’en pensez-vous ? Il est urgent que je fasse le point. Accroupi sous l’auvent du monastère, à poil, comme lui en 1209, j’imiterai François d’Assise. J’attendrai que le Père gardien m’ouvre sa porte.
— Et vous rhabille… dit Trajan.
— J’ai besoin d’un nouvel élan. De retrouver la force de sauter loin de la rambarde des bateaux. Le geste devant être pur.
Trajan endolori, calé dans ses oreillers, un pansement autour du bras, supplie Markus de ne pas le faire rire.
— Pitié ! J’ai encore mal. L’hôpital m’a jeté. Merci d’être venu. J’ai eu la peur de ma vie. Quand votre maîtresse saute sur vous sans crier gare et vous flingue, le ciel vous tombe sur la tête. Heureusement que cette garce était trop agitée pour ajuster son tir. Où serais-je, aujourd’hui ?


Markus sourit. Trajan suit son idée.

— Mon fils aîné s’exalte. Il s’investit dans une mission qui le dépasse. Il doit se mettre à l’écart. Plus vite que vous encore. Quelques semaines. Il faut que vous l’aidiez.
« Un tour en zodiac pour prendre de la distance. Est-ce possible ? De son côté les dispositions sont prises. A dix milles au large, une vedette le mettra en lieu sûr.
— C’est donc lui qui a chapardé les armes.
— Si vous êtes d’accord, rendez-vous dans une heure sous vos rochers. Ensuite, manettes à fond, et droit devant. Impossible de manquer le Napolitain. Il vous attend déjà. Les amis de mon fils font une diversion de l’autre côté de l’île. Après, vous aurez tout le temps de vous cloîtrer. De vous laisser pousser la barbe. De vous foutre à l'eau. Ou à poil.
Trajan n’imagine pas un instant que Markus puisse refuser de lui rendre service. Et, malgré sa blessure et ses ennuis, le retour de Sigmaringue sur le continent, sa vision de l’au-delà, sa littérature et ses livres à la baille, comme cette idée, maintenant, d’aller s’enfermer chez les Capucins, l’ont mis de bonne humeur.


L’annexe qui s’enfonce sous le poids des livres disparaît presque. Avec Markus et le fils de Trajan sur les cartons, le bateau en caoutchouc n’avance pas. A tendance à plier. Deux heures après, panne sèche.
Lorsque l’hydroptère surgit pour le transbordement du jeune homme et resserre les cercles, les vagues déstabilisent l’attelage de La Folie Tristan. L’amarre casse. L’annexe coule. Cramponné à la barre, Markus a juste le temps de jeter les derniers paquets de livres par dessus bord.
Une combinaison de plongée jaillit à la poupe. En deux mouvements elle saisit le fils de Trajan. Le hisse sur la plage avant du bolide qui remet les gaz. S’éloigne, moteurs hurlants. Sous les gerbes d’eau, Markus suffoque. Il crie, il appelle.
Le bateau de course disparaît. De nouveau seul et désemparé, Markus fait le bouchon. Etonné d’avoir été pris au dépourvu. De s’être laissé piéger. Sans avirons, ni fusée de détresse, ses idées sur la mort en mer se concrétisent rapidement.


Avec les nausées, la peur. Le froid et le sel, deux jours suffiront pour qu’il entre en harmonie avec lui-même. A trois kilomètres sous la surface. Il n’a même pas de meule d’âne à se mettre au cou pour faciliter le plongeon. Markus râle contre ce coup du sort.

— En plus, une tempête de printemps peut éclater à chaque instant.
A la proue de l’embarcation, ce n’est pas une petite fille en socquettes qu’il croit apercevoir, mais un linceul. La sinistrose plein cadre.
— Sur le radeau de la Méduse au moins y avait-il de l’ambiance. Au début…
L’après-midi passe. Markus a mal au coeur. Des idées à hurler de bêtise viennent encombrer le peu de raison qui lui reste. Mais pas question de se jeter à l’eau.
— Si je saute, je me connais, je vais nager. Dix minutes, pas plus. J’aurai des crampes. Je me noierai d’épuisement, de peur. Alors que je souhaite une mort lucide. Conforme à celle des miens. Saloperie de zodiac. Et cette idée de disparaître en mer... Jamais plus.


dimanche 20 janvier 2008

Chapitre XLII


Markus tend au novice les feuilles gribouillées.
— En échange, dites-moi ce que vous savez sur Fidèle et que je ne trouve nulle part. Lorsqu'il meurt, par exemple, est-il encore amoureux ?
« Avant de prononcer ses voeux, avait-il été un amant passionné. Combien de conquêtes à son actif. Des enfants ? Une veuve séduite et oubliée. Vous devez savoir puisque rien ne vous échappe. Il y a sûrement des notes au monastère. Je vous écoute.
Le convers baisse le nez.
— Vous me faites peur. Je crois que je vais rentrer. En tout cas, en 1613, lorsqu’il frappe à la porte des Capucins, la basoche enflamme toujours son esprit. Surtout s’il s’agit de river le clou à un juge ou de ramener un parpaillot au bercail.


Pour cacher son émotion le jeune homme parle à toute vitesse. Sans respirer.

— Tant mieux, dit-il, si les frères portent la barbe et les cheveux longs. S’habillent de sacs et de cordes. Marchent pieds nus. Fidèle se fond dans leurs rangs. Il n’en sera que plus ardent. Sa devise tient en un mot : convaincre. Par la loi. Par la foi. Par sa parole, sa main au feu.
— Ce n’est pas ce que je vous demande.
— En 1615, il est Supérieur à Feldkirch. En 1620, à Fribourg-en-Brisgau. Dix ans de conversions à bride abattue. Sous Grégoire XV.
— Ce n’est toujours pas ce que je vous demande.
— C’est le patron des juristes. Et l’ami d’un autre Capucin, le Père Joseph. L’éminence grise de Richelieu. Son confident. Fidèle, l’ange de la paix. De plain-pied dans l’histoire.
— Très bien. Je n’insiste plus, dit Markus. Vœux prononcés ou pas, vous êtes déjà Capucin. Soyez-en certain. Vous êtes marqué. Vous avez même le ton ad hoc.


Il le prend par les épaules et le secoue gentiment.

— Et voilà ce que vous vouliez abandonner ! Vous êtes con ou quoi ? Alors, un conseil, un seul.
« Retournez au monastère. Accrochez-vous à la bure de toutes vos forces. Débrouillez-vous. Faites amende honorable. Pénitence. Tout ce que vous voulez. Et devenez discrètement l’amant de la Bonaparte. Elle vous apprendra à faire l’amour. Des pâtes de fruits. Ensuite, vous prierez beaucoup mieux. Vous verrez.
« Un jour ou l’autre, dans cinq ans, dans dix ans, vos supérieurs vous nommeront Père gardien. Sur la Côte orientale ou en Bavière. A votre tour. Mais ne virez pas imbécile, que diable ! Ou, dans un mois, vous finissez sous les ponts. Allez, je m’occupe du reste.


Après le petit déjeuner, Markus, excédé, expédie son trio. Le regarde disparaître dans la colline. Létitia, Pauline et le jeune homme, main dans la main.
Markus se détourne. Regarde la mer. Crie aux goélands le nom de Létitia pour qu’ils l’emportent avec l’écho. La détachent de lui. Il hurle qu’il n’est même pas épris.
— Une simple histoire de cul !
Midi sonne et le chien aboie. Dans l’ordre, cette fois. L’angélus glisse sur le golfe d’une rive à l’autre. La messe pascale doit avoir été dite. Malgré les tarots, les drames annoncés, les vols d’armes, l’île semble respirer normalement.


Markus se déshabille. Il enjambe la balustrade de sa terrasse. Et saute dans la vague, sans effet de style. Les pieds en avant. Le nez pincé entre le pouce et l’index.

Après quelques brasses, détendu, il retourne au zodiac. Jette la fusée de détresse. Vide la réserve d’eau douce. Casse les avirons.
— Je ne suis même plus tenté de partir au large.
Ne restent sur le caillebotis et dans l’annexe surchargée que les cartons de livres. Et un plein d’essence pour traverser le golfe. Aller chez le boulanger, ou à la poste.
Markus revient à sa table. Ne ferme pas ses volets. Ne cherche pas, non plus, à arrêter le temps. Ni à conjurer le sort. Il retrouve la facture du marbrier avec la photo de la tombe de sa mère sur le continent.
— J’aimerais pouvoir parler avec elle. Encore un peu. J’aimerais qu’elle me dise comment cela se passe. Les choses de cette terre m’ennuient tant.


Chapitre XLI


En cette aube de Pâques, Markus supporte de moins en moins ces gens qui le cernent depuis deux jours. Le paralysent. L’empêche de se regarder, de se reconnaître.
Létitia, les Capucins. La Bonaparte. Le martyr et son os, la grande Jésus-Christ. Le médecin, le curé, Trajan. Tous ceux qui l’assaillent avec le sourire. L’engluent. L’étouffent sous leur exaspération, leur amour en bandoulière. Lui volent son temps. Le délogent de sa tour.
— Et le novice qui me demande une chemise...
Encore une minute et Markus, s’il n’y prend garde, s’adressera à quatre pattes, à son frère le loup. L’embrassera sur le museau. Comme le Poverello d’Assise. Il ira roucouler dans les branches des chênes verts avec ses soeurs les tourterelles. Hurlera à la lune sa peur du noir. Caressera ses arbres en murmurant des folies à leurs feuilles.


Dans ce désarroi, seul son lointain aïeul et sa mort, qu’il croit énigmatique, l’émeuvent encore. Lui redonnent un peu de curiosité. Pour vérifier, il ouvre un dictionnaire. Dix lignes. Une gravure. En fait rien, face aux pages données par le Capucin de la montagne.

— Pourtant les détails abondent, dit le novice. A peine égorgé, on débite Fidèle. On distribue ses morceaux. La tête à Feldkirch. Une jambe à Innsbruck. Un bras à Coire.
— Le pauvre, dit Markus, n’en demandait peut-être pas tant. Létitia aura donc intérêt à réviser son opinion sur la répartition des reliques. Un de ces jours, j’irai en Suisse sur le lieu du drame.
— Vingt mètre carrés au bas d’un bout de pré en pente, dit le novice. Pour une fortune.Vous risquez d'être déçu. Les Grisons n’ont pas lâché un centime. Si je ne connais rien aux femmes, je sais tout sur Fidèle. Interrogez-moi. Puis-je entrer et m’asseoir ?
— Précisément, je pensais vous aider à voir plus clair. J’ai une idée. Je vais vous montrer.


Et puisqu’il est dans les listes, les décomptes et les exploits des autres, pour instruire l’Allemand, Markus tente de retrouver ce qui caractérise les jeunes femmes qui rôdent chez des célibataires dans son genre. Que Létitia épie.
— Les noms m’échappent, dit-il. Mais ce n’est pas l’essentiel. Vous le savez sans doute, ici-bas, elles sont plus nombreuses que les hommes. Environ quatre milliards sur six. Disons, pour le moment.
Alors, en vrac, au verso de la nécrologie du saint, sous l’oeil incrédule du convers, il écrit les signes de reconnaissance qui, à son avis, sont leur dénominateur commun.
— D’abord, je mets les excitées. Les faciles, les stables. Les allumeuses. Les exigeantes, les déçues. Les revanchardes... Première colonne.
Le jeune homme est troublé. Markus continue.
— A côté, je mets les occasionnelles, les presque, les pas tout à fait, les offertes, les barricadées. Les mères de famille…
Markus ouvre une troisième colonne dans laquelle il ne retient que les premiers mots de surprise.
— Il faut aussi compter avec les expressions qu’elles emploient. Les pas ici. Les pas comme ça. Les pas maintenant. Les attention, j’ai mal. Les oui plus fort. Les c’est très important pour moi. Les italiennes en été.


Le convers devient cramoisi. Markus, pas très fier, lève son crayon. Et pense, un peu tard, qu’il aurait dû griffonner ses âneries sur une autre feuille. Nuancer la plaisanterie. Glisser une chaleur dans la leçon. Le mot amour ne lui ayant même pas effleuré l’esprit.

Pour se racheter, il dessine une vague Bonaparte ferraillant au pont d’Arcole, un sparadrap sur la bouche.
— Pourvu, dit-il, que celle-là nous fiche la paix.
— Elle attend à la cuisine, dit l’Allemand. A son sujet, justement...


Chapitre XL


Pendant que le garçon s’habille, Markus tente d’évaluer avec lui en combien de fragments un squelette de saint doive être débité.
— Et satisfasse, dit-il, par la taille des éclats,
sans perte d'influence, une vanité de couvent.
La mort, chez lui, reste cette petite fille en socquettes qui saute à la corde et joue avec ses tresses.
— Avec les siècles et les reliquaires, dit le novice, cela doit faire dans les quatre cent cinquante morceaux. Cette chemise me va à ravir. Comment me trouvez-vous ?


Létitia apparaît. Hausse les épaules. Aide à attacher les boutons. Regarde Markus.

— Vos comptes d’apothicaire ne tiennent pas debout. Personne ne joue aux osselets avec les os des saints. Ni ne divise les squelettes par le nombre de monastères. Un tibia suffit à la terre entière. Les évêques gardent les viscères dans du rhum.
— Vous m’avez suivi pour me dire cela.
— Je vous attends depuis hier soir. Sous vos draps. Jabicus ne rentre plus. Je m’en fiche. Je serais venue de toute façon. Je vais vous laisser.
« Mais il y a plus grave. Malgré la Résurrection qui arrive, la mer calmée, les oeufs coloriés, l’île, cette nuit, ne va pas bien. J’ai vu la mort dans les cartes. Des armes ont été volées. J’ai l’impression que nous sommes, vous et moi, en équilibre sur une branche. Qu’au moindre coup de vent, pif paf ! nous allons être emportés. Je voudrais tant me tromper. J’ai préparé le petit déjeuner. J’ajoute un bol.
Markus se demande pourquoi il n’arrive pas à lui dire que Jabicus a passé la nuit chez les moines à faire son métier de médecin. A rassurer. A consoler.
— Dans mon genre, je suis un beau salaud.
— Est-ce que je peux, dit le jeune homme, vous regarder faire l’amour.


Sur un montant de sa bibliothèque, Markus épingle la nécrologie de Fidèle que le Père gardien lui a donnée. Exploits, macérations, rixes en tout genre. Bagarres, conversions. Procès en canonisation. Il y en a trois pages.
— Au moins, celui-là, a-t-il su vivre et mourir, dit Markus. Je ne peux pas en dire autant. Je porte son nom. Mais, sous mon crâne, que reste-t-il de son génie ?
« Fidèle est un philosophe au combat. Un mystique. Moi aussi, dans une certaine mesure. Mais moi je refuse de souffrir en silence. De cacher mes doutes et mes idées sur le suicide. Je veux comprendre. Le Père gardien m’a mis en garde contre ce genre de vanité.
— Il n’a pas tort, dit le novice. A l’époque, la mission de reconquête proposée par l’Eglise est un mandat de mort annoncée. Et ici, aujourd’hui, nous menons le même combat. Croyez-moi. Un jour, j’étais si malheureux que j’ai essayé le cilice. Pour moins souffrir. Horrible ! Les Capucins m’ont remis aux additions de la maison. A propos de chiffres, Fidèle aura vu défiler neuf papes de son vivant. Quinze comme bienheureux. Vingt-quatre avant d’être canonisé.
— Jolie galerie de portraits.


— Et autant de coups de règle sur mes doigts. De desserts supprimés. Je connais par cœur vos trois pages.

« En 1612, écoeuré par la corruption de ses confrères, Fidèle brûle sa robe d’avocat. Et prend celle des Capucins pour reconvertir les nouveaux réformés. Il a trente-cinq ans. Pour ma part, jusqu’à ce matin, je n’ai vécu que sous deux papes. Il y a dix-huit mois, j’ai jeté mon bonnet d’étudiant dans le Rhin. Je ne regrette rien. Maintenant, j’ai besoin d’autre chose.
— Cela n’a pas de rapport.
Une ombre passe sur la terrasse.
— J’ajoute un quatrième bol, dit Létitia.


Chapitre XXXIX


Quatre-vingts virages pour monter chez les moines, quatre-vingts pour rentrer. Markus se laisse descendre, le coeur gros.
La veillée funèbre, le SS, ses filles, les Frères déconcertés, les responsabilités partagées ne lui font pas la vie douce. Il veut être chez lui au lever du jour. Il chantonne.

— Dies irae dies illa... Je vais donner au Père gardien le poignard que Létitia a retrouvé chez moi. Il le glissera, avec un crucifix, entre les mains jointes de l’unijambiste. Après tout, cette arme lui appartient.
Markus pense, en effet, que les trophées ne valent que pendant les conflits. Ensuite, guerre ou paix, les métaux rouillent, les mémoires brouillent les faits. Une nouvelle vision de l’histoire prend le relais. Autant les rendre à leur propriétaire.


— Vous oubliez un détail !

Un accent germanique s’élève du fond de la voiture.
— Au monastère nous ensevelissons les corps à même la terre. Je suis payé pour le savoir, regardez mes mains.
Dix doigts se plaquent sur les épaules de Markus.
— Le sol granitique de l’île est un dissolvant. Si vous deviez vous en séparer, le couteau serait mieux chez ses filles. Hier soir, en mettant le couvert, je ne vous ai pas répondu. Je faisais pénitence. Pour avoir râlé, le matin, en déchargeant vos bûches. Et, l’après-midi, pour avoir dit des gros mots en creusant la tombe du vieux fou.


Dans son rétroviseur, sur la banquette arrière, Markus voit un jeune homme nu qui le regarde en riant. Il reconnaît le convers blond et sportif.

— Quitte ou double, dit le garçon. Je tire ma révérence. Vous aurez bien un costume à me donner. Après, je me débrouille. J’ai l’impression d’être amoureux. Cela me plaît. Cela m’ennuie. Je suis embarrassé. J’ai besoin de conseil.
« Il y a six mois, j’ai essayé d’expliquer ma métaphysique aux Capucins. Je voulais réfléchir avant de prononcer mes voeux. Ils n’ont voulu ni m’entendre ni me lâcher. Depuis l’histoire du SS et de son infirmière, ils cultivent la méfiance. Alors, pour voir, j’ai profité de votre voiture. J’ai laissé mon froc sous le porche.


Markus ne s’étonne pas outre mesure de transporter un Frère mineur en rupture de ban. Seulement, il ne sait pas quoi en faire.
— Si une patrouille de flics nous coince, le problème sera vite résolu.
— Bah ! dit l’Allemand, je sauterai dans le maquis. Vous me récupérerez au retour. Mais croyez-moi, le cadavre du SS doit être enterré en dehors du jardin d’Olmeto. Par humanité. Et à tant faire, vous devriez retrouver les restes de sa femme. Les ensevelir avec les siens. Les filles aimeraient sûrement se recueillir sur la tombe de leurs parents enfin réunis. Un caveau, une dalle. Un chapitre serait clos. Vous avez l’habitude.
— A vous entendre, tout semble simple.
— Ne sommes-nous pas une grande famille. A l’écoute. A l’entraide.


Passant devant le cimetière où sa mère reposait, il y a trois jours encore, Markus pense que le caveau libéré servira évidemment à quelqu’un d’autre. Alors, pourquoi pas, en effet, à ces gens-là.

L’énigme de la sud-américaine lui revient en mémoire. Le sac poubelle. Les breloques retrouvées par les gendarmes. Son émotion devant la petite croix. La barrette à chignon.
Markus pense que si le jeune convers donne un avis, c’est que le père gardien a déjà une idée. Du reste, n’a-t-il pas déjà insisté sur la similitude des noms de famille.
En cette veille de Pâques, Markus redécouvre que la vie, en dehors de ses livres, le distrait encore. Par moments l’intéresse.


En ouvrant sa porte, sous les parfums des jachères qui se mêlent à ceux du large, il croit même discerner une odeur de pain grillé. Cela arrive lorsque la rosée de printemps dissout les effluves des cistes et des lentisques, certains matins.

Markus cherche des vêtements qui puissent aller au jeune garçon.
— Là-haut, dit-il, l’os de Fidèle sorti des oubliettes doit rayonner comme jamais.


vendredi 18 janvier 2008

Chapitre XXXVIII


Jabicus se redresse le premier. S’appuie sur un coude. Sourire en coin.
— Au fait, quelle suite ? Quinsinuez-vous ? Moi, dit-il, je ne vous ai pas attendus, j’ai paré au plus pressé avant de venir ici.
« Mon ami, à qui on a volé la vedette de la procession, a rapidement compris où était son devoir. Sous son contrôle, je serais étonné que quelqu’un parle. Les doigts de ses camarades caressent les gâchettes. Bouche pincée. Dents serrées. Motus absolu. L’omerta règne. En échange, l’année prochaine, il portera la croix. Avec son équipe. Parole d’homme.
« Ce soir, même les gendarmes ne sont plus certains d’avoir cru entr’apercevoir une femme sous la tunique du Catenaccio. Pensez, avec la toison qu’elle a au cul !
« Sous la cagoule, personne n’a vu sa tête en entier. Seul le brigadier pourrait avoir un doute. Lui, je m’en charge. Sa femme consulte à mon cabinet.
« En ce qui concerne mes invités, j’ai vérifié. Pas de problème. Au moment où la fille soulève sa tunique, les Allemands, les Italiens n’ont d’yeux que pour Létitia qui anime la soirée à sa manière.


Markus, qui sait combien Létitia a de qualités, pense que, après tout, ce n’est pas impossible.

— Elle m’a juré, ajoute Jabicus, qu’à ce moment-là les Belges et les Anglais s’endormaient, ivres morts. Quant au Finlandais, rien à craindre. Sur les bords de la Baltique, ce sont les femmes qui portent le bois. Pour ne pas fatiguer les rennes.
« Et puis, cela s’est déroulé si vite. Même Trajan a oublié qu’il avait dormi deux nuits à l’hôpital. Et que je lui avais donné l’autorisation de sortir. Pauline me l’a confirmé.
A la suite de cette explication, tous se relèvent. Markus se demande pourquoi l’on ne construirait pas de nouveaux arcs de triomphe à la gloire de tels héros.
— Donc, pas de fuites ?
— Avec moi, dit Jabicus. Trajan. Le curé. Le père gardien. Et Létitia à la maison. La question ne se pose pas. Reste, évidemment, vos romans à la gomme. Votre littérature inspirée par le malheur des autres.


Markus a un sursaut.

— Si le crétin de service l’affirme...
— On se calme, dit le curé. Le Christ meurt tous les matins pour chacun d’entre nous. Vous deux compris.
— Enfin, dit Jabicus, après tout, lorsqu’une femme prend la place d’un truand dans un défilé, où est le mal ? En plus, si elle arrive à porter soixante kilos, pieds nus, pendant quatre heures, dans des rues en pente, sans broncher, qui peut la critiquer ?
« A votre place, je saluerai la performance d’une telle athlète. Soixante kilos en chêne mal raboté, cela fait lourd. J’en sais quelque chose. Et puis, avant qu’elle ne fasse son numéro chez moi, personne ne s’était aperçu de la substitution.
— Justement, dit le père gardien. Le scandale aurait pu être évité si cette fille n’avait pas été possédée par l’esprit du mal.
— Plutôt l’esprit des poids et mesures, dit le curé. Jabicus a toujours eu tendance à se vanter. Sur la balance, la croix ne pèse pas quinze kilos. Elle est creuse.
La discussion n’apporte plus rien. Le père gardien sèche ses larmes. Il appelle les frères, les deux orphelines. Puis il ouvre la seule porte du couvent restée fermée.


Les sept moines, les deux fausses converses, le curé, le médecin, Markus se bousculent gentiment pour entrer dans la cellule du SS.

En comptant le mort, les cierges, la sacoche de Jabicus, la jambe articulée, la cellule du suicidé est pleine à craquer.
Jabicus ouvre la fenêtre. Revient se pencher sur le cadavre. Lui ferme les paupières. D’un coup de paume, lui remonte la mâchoire inférieure. Avec un scalpel, il enlève sur le bas du visage les traces roses d’acide cyanhydrique que l’on voit mêlées à de la salive séchée, à du sang. Il les met dans un flacon.
Ensuite il enroule une bande autour de la tête. Et s’asseoit au bord du lit de planches à la place laissée vide par la jambe arrachée. Prend son sous-main. Met des croix sur un imprimé. Et le signe. Avant de se redresser pourtant, il palpe le corps. Délace le haut de la robe de bure. Et découvre que le suicidé porte un cilice.


Les frères tombent à genoux. Le père gardien entonne le De profundis. Les filles commencent à s’agiter. Jabicus les force à avaler une demi-boîte de pilules. Prépare des ampoules calmantes.

Markus s’approche du Capucin.
— La grande Jésus-Christ avait donc raison de croire à la conversion de son père. Et cela, non plus, ne vous avait pas échappé.
Markus sort sur la pointe des pieds. Il se retourne sur le seuil de la cellule. Du bout des doigts, il envoie un baiser au Père gardien.