dimanche 10 février 2008

Chapitre LVI


Markus, pourtant, s’est bien envolé. Aussi vite que la semaine dernière, lorsqu’il abandonnait le corps de sa mère aux employés municipaux.

Vers le nord, cette fois. Afin de changer de mythologie. Et se perdre dans les brumes. Marcher en forêt. Comparer son existence à celle des autres Sigmaringue. Il a envie de les retrouver. De mettre ses pas dans leurs traces. Il appelle son cousin Lothar.
— Depuis que vous l’avez enivré et déposé dans une brouette, dit sa femme, votre métaphysique de pacotille ne l’a pas lâché. Maintenant il n’écoutera plus vos balivernes. Il se repose. Pour toujours. Il s’est pendu. Viendrez-vous me voir ?
Markus raccroche. Change de cap aussitôt. Et file vers l’Engadine.
— J’aurais quand même dû passer chez elle. Et prendre un morceau de la corde. Je l’aurais offert à Létitia. Cela lui aurait sûrement fait plaisir.


Manettes à fond sur un gros cube loué, il touche le Rhin naissant. Remonte le Danube qui ressemble encore, près de Sigmaringen, à une rivière normande. Traverse le lac de Constance. Longe le Liechtenstein.
A angle droit, chez les Grisons, il s’engouffre dans la vallée du Prätigau. Et prend à droite, côté glaciers.
Coupe-gorge et angoisse. Fracas des chutes d’eau. Chair de poule dans les brises tournantes. Celles des prairies. Celles des sommets. Il monte toujours.
— Des greniers à foin ! S’il vous plaît, pour aller à Seewis ?
— Suivez les épingles à cheveux, dit un paysan. Le bout du monde des montagnes. A pas très loin.
Markus s’arrête enfin dans un sentier. Sous des arbres fruitiers. A un jet de pierre en contrebas de l’église où Fidèle a prêché pour la dernière fois. Un vingt-quatre avril. Il y a presque quatre cents ans. Vers onze heures.
Jument, poulain, prés pentus. Dans n’importe quel ordre, comme toujours. Les moines ont bâti un cénotaphe. Mis un grillage. Canalisé un filet d’eau. Gravé son prénom en latin, Fidelis.
— Vingt mètres carrés. A tout casser.


Markus regarde les arbres.
— Un pommier. Un poirier. Pas de tilleul. Le Père gardien n’est donc jamais venu.
Markus s’agenouille. Se penche sur la vasque creusée. Regarde son reflet. Clin d’œil à Narcisse qui préfère le miroir des fontaines à celui de la littérature. Il plonge la main. Goûte l’eau des glaciers.
— Je me désaltère à une source sacrée. Cela fait quelque chose. Je bois la sauvagerie d’un siècle de fer. Je compare les liturgies. La cruauté des différences. Je devine la saveur de la vie interrompue.
Markus se redresse. Met ses mains en porte-voix. Et hurle à l’écho.
— Fidèle ! Ils ont voulu t’assassiner.
La jument et le poulain détalent. Mais il n’y a pas d’écho. Markus essuie son visage. Tend les bras vers les sommets. Insiste. Son ancêtre va lui faire signe. Ils vont se reconnaître. Echanger leur sang.
— En choisissant de venir ici tu refusais que l’on te vole ta mort. Quel homme au monde accepterait sans broncher un tel crime ? Ce serait la remise en question des fins dernières.


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