dimanche 10 février 2008

Chapitre LVIII


Trajan n’écoute donc pas. Ou confond les siècles. Les calmants sans doute. Peut-être est-il plus sérieusement atteint. Pour la seconde fois en une semaine, Markus a cent ans.
— Aurai-je jamais la force de revenir bavarder avec vous avant mon départ. J’étais allé cherché le tumulte. Les cris du supplice. Je n’ai été saisi que par le sens pratique du pasteur.
« Notez, l’eau de la source est excellente. Il suffirait d’élargir la route. De mettre en bouteilles. Au début, cinquante emplois. A peine.
« Et puis je n’ai plus entendu que le vent. Je me suis lassé. Je n’ai pas déjeuné. Je suis revenu comme l’éclair. La littérature aussi semble m’avoir abandonné. Je risque d’en mourir.
Trajan ferme les yeux.
— En tout cas, moi, j’ai vu la mort. La vraie. La mienne. Perchée dans le platane. Entre des tôles froissées.


Nouvelle averse. Nuit sans lune, évidemment. Markus rentre chez lui. Il tremble de froid. A moins que ce ne soit de peur.
En traversant son jardin sous les embruns, il croise quelques fantômes de son enfance. La peur du noir. La solitude. Des cris d’animaux. Les arbres agités. Les nuages à la course.
La mort qui rôde sur ses rochers ne ressemble plus à la petite fille en socquettes qu’il dessinait. Sous le ciel bas, elle est redevenue, comme sur le zodiac à la dérive, le voleur de l’Apocalypse.
— Elle me glace. Elle semble souffrir. J’aperçois son linceul. Elle le dissimule mal sous les buissons. Je sais maintenant qu’elle prend l’âge de tous ceux qu’elle frôle. Quelle gueule ! Suis-je donc déjà si vieux ?
Markus, un instant, s’attend à ce que le spectre de sa mère surgisse. L’invite à la rejoindre. Au moins à se préparer.
— Tu es le suivant, disait-elle, n’oublie pas.


Pourtant, pendant cette équipée, tout à son obsession des origines et à son attente de fournaise, Markus n’a pas même trouvé une seconde pour aller se recueillir sur la tombe où elle repose depuis quelques heures.
Il regrette de n’être pas allé prier sur ses os rassemblés. De ne pas lui avoir demandé comment des inconnus ont pris soin d’elle. Et pourquoi, à court d’imagination, ils ne l’ont pas lovée dans une jarre.
— J’aurais pu lui expliquer mon éveil à la sexualité. Lorsqu’elle me prenait avec elle dans son bain, autrefois. Ou mon invention de la littérature, lorsqu’elle se moquait de mes premières pages d’écriture.
Markus n’a pas eu, non plus, l’idée de pousser jusqu’à Königstein. Pour retrouver les souffrances de son père. Et le face-à-face, en forteresse, des deux Sigmaringue pendant la guerre, au milieu du siècle dernier. Prisonniers des mêmes cruautés. Des mêmes erreurs. Des mêmes inepties.


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