lundi 4 février 2008

Chapitre LIII


Vues du ciel, en effet, les îles ont la fragilité des feuilles d’automne. Celle des bois flottés. Des carrés d’herbe dans la mer des Sargasses.
La moindre bourrasque les roule comme des brindilles. Les entasse, les retourne et les tricote. Prisonnières d’elles-mêmes.
Les autochtones doivent avoir les tripes chevillées aux institutions républicaines et à la garantie de leur retraite pour résister à cet essorage. Au surplace. A l’inceste social.
— Sinon, dit Létitia, les hommes se mettent en transe. L’angoisse les affole. Ils ont le vertige. Le sang coule.
Qu’un étranger se tape une femme de la tribu, les représailles pleuvent ! Il restera toujours le Romulus qui a enlevé une Sabine. Et sera châtié. A lui de savoir surpasser la prise s’il veut survivre.


Avec l’énarque, les donneurs de leçon n’y sont pas allés par quatre chemins. Pour savoir qui ferait l’amour à sa femme, ils ont tiré Juliette à la courte paille.
— Puisque vous aviez été son amant, j’ai cru que le sort vous avait désigné.
En l’épousant, le benêt au placard n’imagine pas un instant, en effet, que de telles pratiques soient encore en vigueur. En tout cas, s’il comprend vite, il n’accepte pas que sa femme le trompe. Et il prépare sa vengeance.
En attendant, il fait le bel esprit. Le mari prévenant. Généreux. Compréhensif. Il se montre au café. Marche en montagne avec le chien. Joue au tennis. Chante à la chapelle.
Ce soir, sortie officielle. On joue La Traviata au grand théâtre. Il rentre prendre un bain. Donne sa soirée au chauffeur. Invite son rival et conduira lui-même la voiture. Juliette, toujours en retard, les rejoindra au premier entracte.
— Et toc ! dit Létitia. Un platane. Justement. Pendant que vous dormiez sur mon canapé.
— Je ne suis donc pas seul à perdre l’esprit.


En une demi-heure, l’île bourdonne d’inconnus. Les autorités annulent La Traviata. Bouclent le parking de l’hôpital. Ferment les étages. Consignent les malades. Regroupent le petit personnel au sous-sol, entre les chaudières et les cuisines.
Dans cette foire, Létitia, qui a un laissez-passer, prend Markus par la main. Pauline, toujours en bataille, les aperçoit au détour d’un couloir.
— Paix et salut. Je m’éclipse. Les flics m’ont interrogée. J’ai un boeuf sur la langue. Une petite croix sur la poitrine. Je suis amoureuse. Enfin presque. Et triste à mourir. Mon frère ne méritait pas ce nouveau coup de poignard dans le dos. Il se remettait à peine du précédent.
— Je croyais, dit Markus, qu’il s’agissait d’une balle de revolver.


Pauline lui lance un oeil noir. Se retourne vers Létitia. Et tend vers elle l’index et le majeur de sa main gauche. Une petite fourche pointée pour conjurer le sort.

— Nous en reparlerons. Ton Jabicus a eu tort de le laisser sortir. Trajan aime les femmes. Les complications. Aucune raison, néanmoins, d’avoir sacrifié mon frère à ce jeu stupide.
— Voilà donc les secrets que vous n’êtes pas arrivée à me raconter l’autre jour. Vous avec le novice. Trajan avec Juliette, cette fois.
Létitia lâche la main de Markus.
— Trajan, tiré au sort, n’a fait que son devoir. Pour l’honneur de nos filles. Pauline et moi, nous nous expliquerons plus tard. Maintenant, je vais retrouver Juliette. Cessez de ricaner. Prenez, au moins, un air de circonstance.


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