dimanche 20 janvier 2008

Chapitre XLI


En cette aube de Pâques, Markus supporte de moins en moins ces gens qui le cernent depuis deux jours. Le paralysent. L’empêche de se regarder, de se reconnaître.
Létitia, les Capucins. La Bonaparte. Le martyr et son os, la grande Jésus-Christ. Le médecin, le curé, Trajan. Tous ceux qui l’assaillent avec le sourire. L’engluent. L’étouffent sous leur exaspération, leur amour en bandoulière. Lui volent son temps. Le délogent de sa tour.
— Et le novice qui me demande une chemise...
Encore une minute et Markus, s’il n’y prend garde, s’adressera à quatre pattes, à son frère le loup. L’embrassera sur le museau. Comme le Poverello d’Assise. Il ira roucouler dans les branches des chênes verts avec ses soeurs les tourterelles. Hurlera à la lune sa peur du noir. Caressera ses arbres en murmurant des folies à leurs feuilles.


Dans ce désarroi, seul son lointain aïeul et sa mort, qu’il croit énigmatique, l’émeuvent encore. Lui redonnent un peu de curiosité. Pour vérifier, il ouvre un dictionnaire. Dix lignes. Une gravure. En fait rien, face aux pages données par le Capucin de la montagne.

— Pourtant les détails abondent, dit le novice. A peine égorgé, on débite Fidèle. On distribue ses morceaux. La tête à Feldkirch. Une jambe à Innsbruck. Un bras à Coire.
— Le pauvre, dit Markus, n’en demandait peut-être pas tant. Létitia aura donc intérêt à réviser son opinion sur la répartition des reliques. Un de ces jours, j’irai en Suisse sur le lieu du drame.
— Vingt mètre carrés au bas d’un bout de pré en pente, dit le novice. Pour une fortune.Vous risquez d'être déçu. Les Grisons n’ont pas lâché un centime. Si je ne connais rien aux femmes, je sais tout sur Fidèle. Interrogez-moi. Puis-je entrer et m’asseoir ?
— Précisément, je pensais vous aider à voir plus clair. J’ai une idée. Je vais vous montrer.


Et puisqu’il est dans les listes, les décomptes et les exploits des autres, pour instruire l’Allemand, Markus tente de retrouver ce qui caractérise les jeunes femmes qui rôdent chez des célibataires dans son genre. Que Létitia épie.
— Les noms m’échappent, dit-il. Mais ce n’est pas l’essentiel. Vous le savez sans doute, ici-bas, elles sont plus nombreuses que les hommes. Environ quatre milliards sur six. Disons, pour le moment.
Alors, en vrac, au verso de la nécrologie du saint, sous l’oeil incrédule du convers, il écrit les signes de reconnaissance qui, à son avis, sont leur dénominateur commun.
— D’abord, je mets les excitées. Les faciles, les stables. Les allumeuses. Les exigeantes, les déçues. Les revanchardes... Première colonne.
Le jeune homme est troublé. Markus continue.
— A côté, je mets les occasionnelles, les presque, les pas tout à fait, les offertes, les barricadées. Les mères de famille…
Markus ouvre une troisième colonne dans laquelle il ne retient que les premiers mots de surprise.
— Il faut aussi compter avec les expressions qu’elles emploient. Les pas ici. Les pas comme ça. Les pas maintenant. Les attention, j’ai mal. Les oui plus fort. Les c’est très important pour moi. Les italiennes en été.


Le convers devient cramoisi. Markus, pas très fier, lève son crayon. Et pense, un peu tard, qu’il aurait dû griffonner ses âneries sur une autre feuille. Nuancer la plaisanterie. Glisser une chaleur dans la leçon. Le mot amour ne lui ayant même pas effleuré l’esprit.

Pour se racheter, il dessine une vague Bonaparte ferraillant au pont d’Arcole, un sparadrap sur la bouche.
— Pourvu, dit-il, que celle-là nous fiche la paix.
— Elle attend à la cuisine, dit l’Allemand. A son sujet, justement...


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