dimanche 23 décembre 2007

Chapitre III



Avec le temps, au gré de ses élucubrations, de ses doutes et de ses révoltes, Markus avait fini par voir dans ce Fidèle de Sigmaringen un modèle à facettes. Tantôt fou d’orgueil à tenir à distance, tantôt suicidaire, plus ou moins à plaindre.

Mais aussi un baroudeur de l’esprit auquel il se compare avec complaisance. Le tout dans une ambiance assez trouble de chuchotements et de non-dits. Un merveilleux dont il a longtemps apprécié les délices et qu’il continue à entretenir.
Ainsi, à l’exemple du moine tombé du ciel, Markus s’était persuadé qu’un être humain avait le devoir, à l’occasion, de mettre son existence en jeu.
Ne serait-ce que pour ne pas subir la loi des autres. Aller voir ailleurs la couleur des âmes et toucher les limites. A condition, bien sûr, d’agir sans pression et sans chimie. De trouver le moment propice. De ne déranger personne. Dans l’ivresse de la lucidité.
— La pire des humiliations étant de manquer le rendez-vous.


Markus avait également appris que la littérature, dont la vocation est avant tout d’aider les hommes à vivre, fourmillait de recettes pour réussir les départs, autolyse garantie. Ce n’est pas le moindre de ses paradoxes. Et que, dans la mouvance du plaisir considéré comme un devoir, le tournant vers la mort désirée pouvait maintenant se négocier à la satisfaction générale.
Il aura suffi, dit-il, que deux psychologues dans le vent dialoguent avec un ange gardien complaisant. Adieu l’angoisse. Le paradis est au coin de la rue. Le suicide a perdu de sa grandeur. De son mystère. Désormais, avec deux ou trois cachets bien dosés, n’importe quel gogo peut espérer s’embarquer pour l’au-delà et revenir dans la journée. Puis raconter son ascension dans des tunnels de lumière irisée. Des spirales d’amour. Une conférence ou un livre à la clé.
Parfois, certains prétendent avoir entr’aperçu de saints patrons auréolés. Dans cette escroquerie macabre la félicité règne sans partage. L’Enfer a disparu. Les comas ne sont plus ce qu’ils étaient. Nouvelle époque, nouveau trépas.


Markus, pour sa part, sait que s’il l’entreprenait jamais, ce voyage, comme celui du Capucin égorgé, serait sans retour. Qu’il n’aurait pas besoin d’assistance. Il y a longtemps que pour quitter cette terre Markus a choisi la pleine mer.
— Au large, dit-il, sans Samu ni amis attentifs, personne ne rate jamais rien. Sauter par-dessus le bastingage d’un paquebot qui file en pleine nuit reste imparable.
Certes, il faut du courage et de l’énergie. Car avant de toucher l’eau il importe de bondir assez loin de la rambarde pour ne pas se fracasser sur une coque haute de quinze étages, ni se faire happer par les hélices. Le geste devant être pur. Comme celui du plongeur de la tombe, découverte à Paestum.
Markus pense qu’il tient de Dieu lui-même cette invention de la mort en eau profonde. L’affaire remontant à ses années de collège.


Un après-midi, les bons pères qui en avaient assez d’entendre leurs élèves de sixième brailler des insanités pendant les récréations, leur suggérèrent de se défouler avec les anathèmes du Nouveau Testament. Idée aussitôt mise en pratique.

Dès lors, dans leurs ébats, lorsqu’il leur arrivait de manquer une balle ou de perdre un foulard, au lieu de se traiter de crétins, ces jeunes gens prirent l’habitude de hurler à tue-tête quelques imprécations d’Evangélistes.
Matthieu, l’ex-percepteur d’impôts pour le compte des Romains, bien connu pour ses méthodes expéditives, fut le premier à être sollicité. Et abandonné, car la toquade des références ne dura qu’une saison.
Demeurèrent dans la mémoire de Markus l’image d’une meule d’âne attachée avec difficulté au cou d’un étonné par qui le scandale était arrivé. Une mer envoûtante. Un corps lesté et tremblant qu’on y précipitait à grand peine et qui ne revenait pas.
— Mais quelle révélation.
Cette manoeuvre pour éliminer un homme semblait correspondre, dans son esprit, à la complexité du genre humain. Elle stabilisait ses divagations sur le divin. Raffermissait sa conception naissante de la métaphysique.
Seule ombre au tableau, Markus hésite à monter en bateau. Lorsqu’il doit naviguer quelques heures, anéanti entre une couchette et un lavabo, malgré l’acupuncture, les pilules, il n’a pas la force de sortir de sa cabine. En dehors du plancher des vaches, il est malade comme un chien.

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